David Allan (Alloa, Écosse, 1744-Édimbourg, 1796),
Un mariage dans les Highlands à Blair Atholl, 1780.
Huile sur toile, 115 x 166 cm, Édimbourg, National Galleries of Scotland.
La fameuse collection blanche d’Alpha, qui a bien souvent entraîné, avec curiosité et intelligence, les mélomanes sur de passionnants chemins de traverse – souvenez-vous des disques consacrés aux chansons françaises d’autrefois par le Poème Harmonique ou de ceux des Witches –, s’orienterait-elle, l’air de rien, vers une exploration en profondeur des musiques de l’aire celtique ? Après Love is the Cause, un enregistrement très réussi réunissant Jonathan Dunford à la viole de gambe et Rob MacKillop à la guitare baroque dans un programme d’airs écossais (voir à la fin de cette chronique), c’est aujourd’hui au tour des Musiciens de Saint-Julien, dont la précédente réalisation, Et la fleur vole, avait été saluée ici même, de nous entraîner vers l’Écosse du XVIIIe siècle avec For ever Fortune.
Le romantisme a donné de la patrie, entre autres, d’un de ses plus célèbres représentants, Walter Scott, l’image d’une terre brumeuse, vaguement inquiétante et surtout enfermée dans un aussi superbe isolement que celui des ruines des châteaux se dressant sur ses éperons rocheux. L’observation des créations artistiques écossaises, picturales comme musicales, parvenues jusqu’à nous nous conte une toute autre histoire, répondant à une double dynamique, la perméabilité aux grands courants continentaux et le souci de la préservation de son identité propre. La première tendance est illustrée par l’acclimatation, dès le XVIIe siècle, des modèles musicaux français, comme le démontre la présence de pièces pour luth de la famille Gallot dans des manuscrits locaux, mais aussi celle de compositions pour viole de Marin Marais et de Sainte-Colombe, dont le fils se produisit et enseigna à Édimbourg en 1707, avant que la musique italienne et son instrument symbolique, le violon, commencent à s’implanter solidement vers les années 1680 pour connaître un succès croissant tout au long du XVIIIe siècle, engendrant même de célèbres virtuoses et compositeurs tels Sir John, deuxième baronnet de Pennycuik (1676-1755), élève de Corelli à Rome, Thomas Erskine, sixième comte de Kellie (1732-1781, auquel le Concerto Caledonia a consacré un passionnant enregistrement), qui apprit à Mannheim auprès Johann Stamitz (1717-1757) les fondements du style « moderne » qui imprègne son œuvre, ou Niel Gow (1727-1807) et son fils Nathaniel (1766-1831), compositeurs reconnus d’airs à danser. L’attachement profond voire la revendication de leurs racines par les compositeurs écossais doivent, eux, être principalement recherchés dans le contexte historique du début du XVIIIe siècle, en particulier lorsque intervint la promulgation des Actes d’Union réunissant les Parlements d’Angleterre et d’Écosse en un unique Parlement de Grande-Bretagne en 1707, un événement vécu par beaucoup comme une volonté d’assimilation imposée qui entraîna, par contrecoup, un sursaut nationaliste. De celui-ci naquit une série de publications visant à préserver la mémoire de la musique traditionnelle écossaise, comme les deux volumes de cinquante chansons publiés respectivement en 1725 et en 1733 sous le titre d’Orpheus Caledonius par William Thomson (avant 1695-1753) ou les douze livres du Caledonian Pocket Companion édités par le violoncelliste et compositeur de la chambre de George III, James Oswald (1711-1769), entre 1743 et 1759, la plus vaste collection jamais réalisée dans ce domaine.
De la même façon que le peintre David Allan alla parfaire son art en Italie avant de revenir au pays et que les paysages de Jacob More (1740-1793) témoignent, avant même son installation à Rome où il mourut, d’une parfaite connaissance de la manière de Claude le Lorrain (1604/05-1682) qui lui fait porter sur les paysages de sa terre natale un œil très ultramontain, nombre de pièces enregistrées dans For ever Fortune portent la marque des échanges entre culture locale et continentale, en particulier italienne (Etrick Bancks, Kennet’s Dream). Elles attestent également de la très grande proximité entre répertoires savants et populaires, comme le montrent, par exemple, l’écriture vocale très raffinée et le caractère presque lyrique de la célèbre chanson Lochaber ou la noble résignation des deux lamentations (MacCrimmon’s Lament et Moc Donogh’s lamentation) proposées dans le programme. Qu’elles décrivent les activités du quotidien (The Cadgers of Canongate, The Flaughter Spade), les divers états amoureux (John Anderson, my Jo, Muirland Willie) ou certains épisodes de l’histoire (For our lang biding here, sur la faillite de la Compagnie des mers du Sud de Londres en 1720), ces pièces, quelquefois d’une belle profondeur méditative comme Benney side, dans laquelle on peut voir une lointaine préfiguration des partitions descriptives paysagères qu’écriront au XXe siècle, entre autres, un Gerald Finzi (A Severn Rhapsody, 1923) ou un Ernest John Moeran (In the mountain country, 1921), mais le plus souvent plutôt dansantes avec, de temps à autre, quelques sous-entendus assez lestes, offrent l’écho kaléidoscopique d’un monde et d’un héritage auquel leur caractère menacé confère un caractère souvent plus nostalgique que ce à quoi l’auditeur aurait pu s’attendre.
Une rumeur favorable, née des concerts proposant For ever Fortune et de ce que l’on connaît des affinités naturelles des Musiciens de Saint-Julien (photographie ci-dessous) avec les musiques se situant à la lisière du « classique » et du vernaculaire, avait précédé la parution de cet enregistrement ; il la confirme absolument, peut-être même au-delà de ce que l’on espérait. Il y a deux façons d’aborder les répertoires dits traditionnels, l’une, avec laquelle une partie de la critique se montre souvent, à mon avis, d’une complaisance coupable, consistant à profiter des lacunes de la transmission pour servir au public des élaborations fumeuses mais à l’emballage commercialement séduisant, l’autre à réunir suffisamment de documentation pour nourrir une réflexion de fond et proposer une restitution crédible qui n’exclut nullement le plaisir. François Lazarevitch et ses musiciens offrent une véritable démonstration de la validité de la seconde manière en se coulant dans ces compositions écossaises avec un naturel absolument confondant. Les violons agiles de Keith Smith et Stéphanie Paulet, la viole de gambe sensuelle de Julien Léonard sont plein d’un charme auréolé d’un rien de rugosité parfaitement en situation, tandis qu’André Henrich à l’archiluth et à la guitare et Miguel Henry au théorbe et au cistre apportent, avec une discrétion dont certains ensembles chez lesquels le déferlement incontrôlé de cordes pincées masque l’indigence du discours gagneraient à s’inspirer, le soutien rythmique indispensable à l’édifice, que la harpe de Marie Bournisien nimbe de sonorités pleines de rondeur et de poésie. Avec un enthousiasme communicatif se fondant sur une écoute mutuelle et une humilité jamais prises en défaut, les instrumentistes dialoguent comme dans une conversation entre amis pleine de chaleureuse convivialité, de légèreté et d’humour, dont la décontraction apparente ferait presque oublier le sérieux du travail qui la sous-tend, mais aussi de sensibilité, tirant, avec un bonheur constant, le meilleur de la musique en termes d’atmosphères, de contrastes et de couleurs. Invité sur neuf titres, le ténor Robert Getchell y déploie une voix assurée et souvent rayonnante qu’il ne néglige à aucun moment de mettre au service de l’éloquence, quel que soit le registre dans lequel il s’exprime, se montrant aussi convaincant dans la grivoiserie de Saw na ye my Peggie que dans le lyrisme parfois presque élégiaque de Lochaber, sans doute un des titres les plus émouvants de tout le disque. Maître d’œuvre de ce projet dans lequel il est évident qu’il a investi énormément de temps et d’énergie, François Lazarevitch, dont il faut également souligner la qualité du jeu tout en souplesse et en luminosité aux flûtes ainsi que la savoureuse alacrité des interventions à l’Hümelchen (une petite cornemuse), fédère ses troupes avec une intelligence de ce répertoire assez imparable et franchement réjouissante. On me reprochera sans doute d’employer des clichés, mais un des grands mérites de cet enregistrement, dont il faut également souligner qu’il bénéficie d’une très belle prise de son, proche mais sans agressivité, signée par Christoph Frommen, est de parvenir à conjuguer une sensation de grands espaces et une impression d’intimité qui, pour peu qu’il accepte de saisir la main tendue par les musiciens, entraînent l’auditeur vers une Écosse à la fois inaccessible et étonnamment familière.
Je vous recommande chaleureusement ce For ever Fortune qui représente, à mon sens, un superbe aboutissement des recherches menées depuis des années par François Lazarevitch et auquel on souhaite sincèrement de parvenir à fédérer un large public, au-delà même des frontières de la musique dite « classique ». Sans faire aucune concession aux bimbeloteries que sont les modes et la facilité, les Musiciens de Saint-Julien nous permettent, sans verser un instant dans le travers de l’exhumation purement archéologique, d’entendre battre le cœur vivant du peuple écossais et de ses traditions, que les vicissitudes de l’histoire n’auront heureusement pas réussi à étouffer.
For ever Fortune, Musique écossaise du XVIIIe siècle : Dance Tunes, Songs, and Airs with Variations
Les Musiciens de Saint-Julien
Robert Getchell, ténor
François Lazarevitch, flûtes, smallpipes & direction
1 CD [durée totale : 66’05”] Alpha 531. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Johnnie Cope – Laughlan’s lilt
2. Lochaber
3. Benney side
4. For our lang biding here – Joy gae wi’ my love – The Flaughter Spade – Patrick McDonald’s Jig
Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés en suivant ce lien.
Illustrations complémentaires :
Sir Henry Raeburn (Stockbridge, 1756-Édimbourg, 1823), Portrait de Niel Gow, 1787. Huile sur toile, 123,2 x 97,8 cm, Édimbourg, National Galleries of Scotland.
Jacob More (Édimbourg, 1740-Rome, 1793), Les Chutes de Clyde (Corra Linn), 1771 ? Huile sur toile, 79,4 x 100,4 cm, Édimbourg, National Galleries of Scotland.
La photographie des Musiciens de Saint-Julien est de Jean-Baptiste Millot. Je remercie Fanny Leclercq de m’avoir autorisé à l’utiliser.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Love is the Cause est un disque très réussi paru en 2011 auquel je n’ai malheureusement pas eu la possibilité, faute de temps, de consacrer la chronique que ses qualités méritaient. Même s’il donne à entendre, comme For ever Fortune, des airs et des danses, il explore une veine de la musique écossaise plus intimiste et nostalgique qui atteint souvent à une réelle poésie. Porté par un duo d’interprètes très au fait des exigences de ce répertoire et parfaitement complices, ce projet forme un pendant idéal à celui des Musiciens de Saint-Julien.
Love is the cause. Scottish Tunes for Viola da gamba & baroque Guitar
Jonathan Dunford, violes de gambe
Rob MacKillop, guitare baroque
1 CD Alpha 530. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ici.