José Maria Sert, étude pour les triomphes de-l'humanité New-York 1940
Claudio Magris fait partie des grands humanistes du temps présent – figures presque disparues de notre horizon. Et encore plus du monde de la presse. Depuis quarante ans, il collabore à des journaux et à des revues, surtout au grand quotidien italien Il Corriere della Sera. Quand on parcourt son premier recueil d’articles, publié en 1978 chez Garzanti sous le titre de Dietro le parole (Derrière les mots, inédit en français), on est déjà frappé par sa faculté de saisir des aspects saillants et révélateurs des grands auteurs dont il propose une nouvelle lecture (de langue allemande comme Heine, La Motte-Fouqué, Nietzsche, Robert Walser, Thomas Bernhard, Elias Canetti, mais aussi des Triestins : Saba, Svevo, des poètes dialectaux, des Russes et un Anglo-Saxon, Jack London). Ses écrits récents réunis dans ce volume sont d’une facture plus subtile et sophistiquée. Il faut dire que, entre-temps Magris a imaginé Danube, qui l’a fait connaître dans le monde entier et des récits, des pièces de théâtre et un grand roman, À l’aveugle (le Promeneur). Le professeur et l’écrivain qu’il est a commenté les ouvrages de ses prédécesseurs et de ses contemporains d’un autre oeil. Et l’écrivain s’est doublé d’un homme politique et d’un moraliste, dont témoigne Livello di guardia, paru chez Garzanti l’an dernier. Cela aussi a changé son point de vue et sa manière d’écrire.
Désormais, chaque article est une méditation offerte à celui qui ouvre le journal. Une méditation littéraire le plus souvent, mais aussi une méditation de caractère éthique ou civique. Et jamais la création littéraire ne se retrouve soumise à une quelconque autorité supérieure.
Il sait extraire des fables des grands auteurs des morales qui ne sont pas souvent bonnes à dire. Il y a chez lui un peu d’Alberto Savinio et un peu de ces grands écrivains autrichiens et allemands qui ont su mesurer le monde, comme Thomas Mann, Hermann Broch, Robert Musil, Joseph Roth, Franz Kafka, sans oublier Dostoïevski, qui est devenu une de ses grandes références, Daniel Defoe et Érasme. Son univers intérieur s’est considérablement élargi. Magris incarne aujourd’hui Trieste, non dans sa triste réalité de ville qui meurt à petit feu, mais comme mythe littéraire, sous-tendu par la culture italienne, slovène et germanique, mais aussi par la présence de James Joyce et par celle d’auteurs étrangers qui ont choisi d’y vivre et d’y écrire. Un carrefour de mondes et de peuples s’y mêle. Magris incarne l’idée d’une Europe qui a vécu au Moyen Âge dans le va-et-vient d’un monastère à une université, qui a vécu à la Renaissance d’une académie à une pléiade de poètes, à l’heure actuelle dans le trouble et le chaos de l’échange des idées d’une Europe qui ne se fait que dans l’artifice.
Avec Alphabets, il nous apprend à lire, c’est-à-dire à aller bien au-delà du livre qu’il commente, en découvrant le dialogue que son auteur a voulu entretenir avec tant d’autres auteurs, et aussi avec nous, ses lecteurs inconnus, mais ses destinataires néanmoins. Il poursuit avec sagacité son décryptage des grands hommes qui ont laissé une empreinte indélébile dans notre histoire (une histoire qui n’a pas un grand H, mais se décline sous la forme d’histoires, une multitude d’histoires, comme il l’a mis en scène dans Microcosmes). Nous fréquentons avec lui Goethe et Schiller, Franz Werfel et Charles Baudelaire, Homère et Walter Benjamin. Son érudition vertigineuse sert à nous éclairer sur les secrets et les mystères de la grande littérature et de l’impact qu’elle peut avoir sur nos vies et le destin de nos sociétés. Et il nous fait aussi découvrir des auteurs méconnus ou encore très jeunes, comme José Angel Gonzales Saint ou Drago Jancar, auteur de l’Élève de Joyce (l’Esprit des péninsules) ou encore Patrizia Runfola et ses magnifiques Leçons de ténèbres (La Différence). Alphabets est une mine inépuisable. C’est le livre de chevet par excellence où l’on ne finira jamais, avant d’affronter la nuit, de découvrir les liens secrets qui peuvent relier Joseph Conrad à John Banville, Carlo Emilio Gadda à Grillparzer. C’est un poison lent, un doux poison, que Claudio Magris distille alors dans notre esprit pour nous faire aimer et apprécier, à différents titres, ces hommes et ces femmes qui ont consacré les heures de leur existence à éclairer les nôtres.
Gérard-Gérard Lemaire
Alphabets, de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean & Marie-Noëlle Pastureau, L’Arpenteur, 556 pages, 29,50 euros.
N° 92 – Les Lettres Françaises avril 2012