C'est dire que j'étais bien tenté par cette production de l'Opéra comique, que j'ai pu voir à cause de l'annulation des Huguenots à Mulhouse pour cause de ténor malade. Et justement, Michael Spyres, le Masaniello de cette production, possède aussi Raoul à son répertoire. Si les dates ne s'étaient pas chevauchées...
Cette petite aventure souligne d'ailleurs la difficulté que peuvent avoir les théâtres à proposer des œuvres peu jouées. Sans double distribution, on court le risque de l'annulation. Quels ténors aujourd'hui possèdent Raoul ou Masaniello à leur répertoire? Et ce n'est pas seulement une question de rareté de répertoire, mais aussi de difficulté des rôles: apprendre un rôle difficile voir impossible, et de plus avoir la certitude qu'on ne le chantera pas souvent, ce cumul tient de l'apostolat.
On ne peut donc que louer à la fois le théâtre de la Monnaie pour sa politique (il est en effet coproducteur et des Huguenots, et de La Muette de Portici) et l'Opéra Comique, qui devient le théâtre spécialisé dans ce répertoire rare du XIXème siècle. Et pourtant, c'est bien sur ce répertoire que s'est construit le chant français au XIXème et la gloire de Paris, première scène d'Europe pour l'opéra à l'époque. Or, depuis longtemps, notre première scène ne cultive plus cette identité-là, et l'Opéra comique y revient grâce à l'intelligente politique de Jérôme Deschamps, qui aime ce répertoire.
La Muette de Portici (1828), ne mérite pas l'oubli, d'abord parce que c'est sans doute le seul opéra qui ait provoqué une révolution (la révolution belge de 1830), ensuite parce qu'on lit dans tous les bons livres qu'il a jeté les bases du "Grand Opéra" à la française. D'autres bons livres disent que le mérite en revient à Guillaume Tell de Rossini qui date de 1829, soit un an après: disons donc que la période fut favorable à la naissance de ce genre, opéra à grand spectacle, avec de nombreux changements de décors, des chœurs impressionnants, une foule de figurants en scène.
Alors la première question qu'on doit se poser, c'est qu'en réalité La Muette de Portici serait faite pour Garnier ou Bastille, pour répondre à l'idée de "Grand Opéra", et de fait, c'est une production née à l'Opéra et non à l'Opéra Comique. La proposer à l'Opéra Comique, c'est se contraindre à une scène aux dimensions réduites, c'est renoncer au "grand" spectacle, c'est proposer l’œuvre dans un cadre qui n'est pas fait pour elle et donc peut-être en trahir les intentions. On va d'ailleurs voir plus loin que cela pose quand même des problèmes de réalisation, de relation scène fosse, de mise en scène. Mais comme on n'imagine pas une production d'Auber à l'Opéra National de Paris avant longtemps, merci à Jérôme Deschamps de nous l'avoir révélée.
En écoutant cette musique, on est évidemment frappé de sa relation à Rossini: notamment au début. L'ouverture a bien le schéma d'une ouverture rossinienne, avec ses trois parties et sa seconde partie très dynamique, ainsi que le premier air d'Elvira. On entend aussi beaucoup d'échos de Cherubini. N'oublions jamais Cherubini, qui va jeter les bases de l'Opéra et l'opéra comique du XIXème avec Mehul et Boieldieu, et quand j'écris Cherubini, je pense aussi Lodoïska, cet opéra que j'adore et qui fut le plus grand succès de la révolution française. Il reste que Cherubini est un personnage important du Paris musical, qu'il va être directeur du conservatoire 40 ans et qu'Auber lui succèdera à ce poste. On sent dans la musique d'Auber des échos forts des opéras de Cherubini. Rossini et Cherubini: étonnez-vous qu'Auber ait été si populaire en Italie aussi .
Que sa Muette de Portici ait pu influencer par sa portée politique (ou par l'influence du drame musical sur le contexte politique) Richard Wagner, il n'y a pas de quoi étonner, lui qui va faire bientôt Rienzi, magnifique parabole sur le pouvoir et ses dérives. Wagner aimait beaucoup Rossini, Auber et Gaspare Spontini, le troisième compositeur phare des trente premières années du XIXème, encore plus ignoré en France (depuis quand n'a-t-on pas joué La Vestale ou Fernand Cortez à Paris?). Riccardo Muti fut un grand défenseur de Cherubini et de tout ce répertoire, que ne le joue-t-il pas plus souvent sur les scènes européennes: pour qu'un tel répertoire refleurisse, il faut qu'il soit porté par une grande personnalité du monde musical. Où seraient des œuvres comme les messes de Cherubini ou Lodoïska si Muti ne les avaient pas enregistrées.
Cette Muette de Portici vaut donc bien plus que l'oubli dans lequel elle est injustement tombée. D'autant qu'écrire un opéra dont l'héroïne est muette, interprétée par une danseuse, tient évidemment du clin d’œil et de l'acrobatie. Dans la mise en scène d'Emma Dante, elle est muette, mais pas inerte. Elle rampe, se débat, se heurte, se tord, se roule, comme une sorte d'animal sauvage, une sauvageonne qui remplit la scène dès qu'elle apparaît (avant même le début du spectacle). Elena Borgoni est actrice, mais elle a une telle maîtrise de son corps, de ses mouvements corporels, qu'elle pourrait bien être danseuse. Le personnage arrive a dominer le plateau, elle s'oppose au groupe, elle s'oppose aux soldats (magnifique groupe d'acteurs/danseurs) qui eux mêmes sont des acrobates accomplis. Ainsi Emma Dante résout-elle le problème de Fenella, en en faisant une figure de la différence, de l'altérité, une sorte d'image qui repousse, et qui répond par le bien. Son rapport au vice-roi et à Elvire est à ce titre effectivement d'ordre de la sainteté, comme l'image finale le suggère. C'est ainsi que le peuple se construit ses héros.
Car Emma Dante a fait une mise en scène qui essaie de remplacer la profusion du grand opéra par une économie de moyens assez séduisante: des portes sur praticable à roulette , qui se déplacent, créent des espaces, ou les structurent, tantôt portes capitonnées, à la cour, ou portes de bois, à la ville, ces portes peuvent disparaître et laisser l'espace aux voiles, légers, qui structurent, eux , l'univers du peuple et des pêcheurs (vent, mer, et costumes passe partout). Au peuple les pieds nus, à la cour les chaussures (dorées).
©Agathe Poupeney
La cour est vue comme un monde figé comme des poupées de porcelaine (avec lesquelles les danseurs dansent en un ballet macabre) ou comme des santons napolitains, avec ses coiffures un peu folles, qui rappellent certains tableaux de Velasquez qu'on va ensuite voir apparaître: lustre et Velasquez deviennent des symboles de la cour espagnole, c'est en effet sous le règne de Philippe IV que la révolte de Masaniello a lieu, et son portrait trône en scène,
Portrait de Philippe IV par Velasquez
mais aussi les coiffures des courtisans le rappellent, voire les costumes. Ce monde de la cour se renverse au dernier acte, occupé par le peuple qui s'empare des symboles du pouvoir et qui n'en fait rien: scène qui rappelle étrangement le fameuse scène de la prise des Tuileries de l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert où le peuple envahit la palais vide, quand tout est fini, et le pille, et où Flaubert assène dans la bouche de Hussonnet avec une terrible ironie "Quel mythe ! " dit Hussonnet. " Voilà le peuple souverain ! ": là où en 1792 le peuple avait créé une république, en 1848, il ne fait que détruire les symboles du pouvoir et il s'en travestit. De Auber à Flaubert, il n'y a que quelques consonnes en plus...Car l'idée contenue chez Auber est bien celle-là, les révolutions finissent toujours par profiter à un tyran, ce sera le cas à Naples dans l'histoire où Masaniello se fait haïr par le peuple(mais dans l'opéra, le peuple va le chercher malgré tout quand le danger revient) c'est aussi le cas dans Rienzi, et évidemment dans tout Shakespeare. Car dans cette parabole, Auber ménage et les uns et les autres, le peuple est opprimé, mais il ne sait pas gérer sa victoire et tombe dans la violence et l'excès (Pietro, très bien interprété par Laurent Alvaro, à la belle voix de baryton-basse), puis dans la lâcheté, puisqu'après avoir rejeté Masaniello, il va le rechercher quand la menace est présente. Le pouvoir absolu d'Alphonse est aussi un pouvoir de sagesse (notamment à la fin): le roi sait distinguer les grandes âmes et les cœurs honnêtes, comme tout roi absolu (voir le discours de l'exempt dans Tartuffe, véritable définition du droit divin "nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude"). Chacun est tantôt bon tantôt méchant, il n'y a pas de vérité absolue; en tous cas, Auber, en mettant en scène une révolution, mais en tempérant cette révolution par un regard sans indulgence sur le comportement des peuples, ménage la censure, mais souligne aussi une vérité qui court toute la littérature sur la naissance des tyrannies.
Tout cela, Emma Dante le dit, d'une manière efficace autant que discrète, la cour faite de pantins, le peuple qui ne sait profiter de la victoire et qui ne fait que se vêtir des oripeaux des vaincus, avec sa versatilité qui lui fait haïr ce qu'il adorait.
Auber est indulgent pour Masaniello, qui en fait un noble cœur entraîné malgré lui dans la violence, il en fait une figure de héros civique, devant lequel s'agenouillent à la fin le peuple et le vice-roi, alors que Fenella devient une sorte de Sainte, une authentique icône qu'on va adorer dans ce sud qui aime les icônes et les figures charismatiques.
Emma Dante, qui est sicilienne, donne aussi de ce spectacle une image très méridionale, avec la danse des pêcheurs qui rappelle les mouvements de la "Mattanza" quand on tue les thons, mais aussi elle s'inscrit dans une tradition esthétique qui rappelle des images de Strehler (utilisation des voiles), avec aussi une certaine violence (les soldats qui meurent dans une sorte de délire en s'arrachant leurs habits pour devenir des cadavres nus, dans une pénombre qui ménage les âmes sensibles du public... ). Tout cela en fait un spectacle intelligent.
A ce travail d'une incontestable propreté, meilleur que sa Carmen à la Scala à mon avis, correspond une réalisation musicale respectable, réussie, malgré la difficulté vocale.
Commençons par les ratages: un seul, qui est le Lorenzo de Martial Defontaine, voix chevrotante, défaut de justesse, cela commençait mal, et heureusement, il ne chante(?) qu'au premier acte. Dommage, ce chanteur naguère promettait bien mieux.
Les rôles secondaires sont tous très bien tenus, Borella (Tomislav Lavoie), Selva (Jean Teitgen), Laurent Alvaro prête sa voix de baryton (baryton basse) à Pietro et c'est une très belle composition, puissante, qui répond parfaitement à la voix de ténor de Michael Spyres, notamment dans le fameux duo du très bon deuxième acte "Amour sacré de la patrie".
J'ai plus de réserves sur l'Alphonse de Maxim Mironov, le timbre est agréable sans nul doute, la technique semble maîtrisée, mais aucune dynamique dans cette voix, ni aucune projection, alors peut-être cela sert-il la mise en scène de le voir vêtu comme une poupée, maquillé comme un travesti et chantant un peu comme une dame molle, la figure de l'absolutisme est une figure féminisée, mais tout de même, il doit bien avoir quelque charme et quelqu'énergie pour avoir séduit et Fenella et Elvire. j'attends de l'entendre dans un autre rôle.
La jeune Eglise Gutiérrez a bien des qualités: voix très contrôlée, aigus en place, notes filées, bel appui sur le diaphragme, mais elle semble toujours "à la limite", sans vraies réserves, elle n'articule pas toujours clairement le français et surtout, les vocalises manquent de ductilité, elles sont peu "agiles". Ce problèmes d'agilité se sent notamment au premier acte et doit aussi poser quelque problème dans Rossini. C'est dommage, elle est juste un cran en dessous de ce qu'on attendrait, mais la prestation est très solide quand même.
©Agathe Poupeney
Et Michael Spyres? Pur ténor de l'école américaine: diction impeccable, projection claire, très grand contrôle sur une voix à la fois forte, et mâle (il n'a pas ces accents un peu mièvres de certains ténors belcantistes) mais aussi très technique (montée à l'aigu, passages, notes données en "falsetto"); avec un timbre sans caractère particulier, il arrive à donner plein de couleurs à sa voix. Il sait chanter "forte" quand il faut, et donner vigueur et énergie (duo "amour sacré de la patrie") et il sait adoucir jusqu'au lyrisme le plus émouvant: sa cavatine de l'acte IV "Sommeil descend du haut des cieux" est un chef d’œuvre de retenue et de poésie. Vraiment, un nom à retenir pour tout le répertoire belcantiste de la première moitié du XIXème, et bien sûr, pour Raoul des Huguenots. Il obtient à la fin un triomphe justifié.
Les chœurs du théâtre de la Monnaie sont sans reproches, énergiques, clairs, très présents dans une œuvre où ils sont très sollicités.
La direction de Patrick Davin est très en place, précise, accompagne bien le plateau, mais il se pose un problème de volume de l'orchestre dans une salle peut-être pas conçue pour un opéra de ce type, en tous cas pas pour le Grand Opéra. L’œuvre alterne moments lyriques et moments plus martiaux, où l'on joue "forte". Je ne trouve pas que le chef ait cherché à rendre cette musique plus "raffinée", et pourtant, il y a des moments de grand raffinement.
©Agathe Poupeney