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Tibor Déry - Derrière le mur de briques

Par Eric Bonnargent
Retour de BudapestMarc Villemain

Tibor Déry - Derrière le mur de briques

Éditions de La Dernière Goutte

C’estun authentique petit bijou que viennent d’exhumer les éditions de La DernièreGoutte. S’il est considéré comme un des plus grands écrivains de la littératurehongroise, le nom de Tibor Déry est, en France, bien oublié, si tant qu’il yait eu quelque réputation déjà. Nombre de ses œuvres restent d’ailleurs àtraduire, mais on peut espérer que le mouvement s’amorce, comme peuvent lelaisser penser la parution de ce recueil de nouvelles, après celle, il y amoins d’un an, de Niki, histoire d’unchien, aux éditions Circé.
L’histoirede Tibor Déry est à la mesure du vingtième siècle : tragique. Tôt engagédans les mouvements révolutionnaires qui aboutiront en 1919 à la création,éphémère, de ce que l’on a parfois appelé la « Commune hongroise », ilsera emprisonné par les communistes de Béla Kun et condamné à l’exil. Ilretrouvera la Hongrie, et la prison, sous le régime, cette fois-ci droitier, del’amiral Horthy, qui le condamnera notamment pour avoir traduit le Retour de l’Urss d’André Gide. Il aggraveraencore son cas en 1956 : porte-parole, avec Georg Lukacs, du soulèvementde Budapest, il sera condamné à neuf ans de prison. L’arrivée au pouvoir deJanos Kádár lui permettra de recouvrer un peu de liberté au bout de troisans : mais un peu seulement, et là réside aussi le drame personnel deTibor Déry, sa liberté d’homme étant soumise à la condition que l’écrivaintaise toute critique à l’égard du gouvernement. Déry aura donc été contraint denouer avec Kádár une relation d’ambiguïté, ce qui, non content de susciter ladéfiance d’autres dissidents, laissera des marques en Hongrie, où Tibor Dérysemble aujourd’hui encore assez peu lu.
Sonœuvre ne saurait être lue en dehors de ce contexte. Non en vertu deconsidérations morales, mais parce que l’empêchement où il était, l’empêchementque, finalement, aura été son existence, est évidemment au cœur de son écritureet de son être littéraire. Nulle innocence, donc, dans ces textes – mais pasplus d’engagement. Ce qui est assez fascinant dans ce recueil, et au-delà desquestions d’ordre plus strictement littéraire ou rhétorique, c’est que TiborDéry, tout en écrivant dans le plus grand souci du réalisme, se retrouvecontinûment à la lisière d’un autre monde : ce qui est décrit, ce quiconstitue la matière de son imaginaire, nous renvoie aux conditions de vied’une classe plutôt défavorisée, parfois miséreuse, mais il y subsiste toujoursquelque chose d’insolite, d’énigmatique ou de bizarre. Il faut y voir sansdoute l’état d’esprit de l’individu dans une société de liberté conditionnée,et c’est cela qui est ici merveilleusement peint : Derrière le mur de briques est aussi le tableau de la psychéhumaine lorsqu’elle est acculée à intégrer la donne sociale et collective. Lequotidien des personnages qui traversent ces nouvelles, quotidien rude, j’yreviens, sans éclat ni lumière, d’une misère dont on pourrait dire qu’àtraverser le temps elle en est devenue presque routinière, ce quotidien est l’étrangetémême. Les moindres gestes, qui ne portent jamais en eux que de maigres significations,retrouvent sous la plume de Tibor Déry une sorte d’histoire, d’historicité, de poids,de nécessité, ils sont comme réinvestis, renouvelés. On y sent la suspicion,l’instinct de prudence, de silence, ce quelque chose de cauteleux qui s’estimposé dans la vie de tout un chacun : séquelle, bien sûr, d’une vie soussurveillance.
L’onsonge à Kafka – difficile de faire autrement : la gravité que sous-tendl’ironie, la nécessité sensible, viscérale, où va se loger l’humour. L’on songeaussi, du moins ai-je, moi, songé, au Vercors du Silence de la Mer : bien sûr parce qu’il s’agit de contourner littérairementdes contraintes historiques, mais en raison surtout d’une semblable sensationde claustration, de teinte grise et de mutisme, et de cette sorte d’épure quidonne au Silence de la Mer, comme à Derrière le mur de briques, leur exceptionnelledensité. Il serait, sans doute, possible de distinguer entre les nouvelles, d’insistersur la causticité de celle-ci, de souligner le malaise qui taraude celle-là ou l’émotionqui étreint telle autre : la réalité est qu’elles sont, toutes, également poignantes.
Traduit du hongrois par Stéphane Clerjaud-BodócsArticle paru dans Le Magazine des Livres, n° 34 

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