Maudits bus ou bus maudits?

Publié le 16 avril 2012 par Naira
Il y a un mois, jour pour jour, Elio Di Rupo appelait les Belges à faire observer un jour de Deuil National en faveur des victimes de l’accident de bus ayant eu lieu en Suisse, quelques jours plus tôt. Déjà consternée par tout le tapage médiatique dont étaient accablées lesdites victimes – qui ne sont plus là pour s’en plaindre – ainsi que leurs proches, ma consternation fit place à l’incompréhension la plus totale. N’ayant pas envie de me faire lyncher et taxer de cœur de pierre, je me suis tue, jusqu’ici. Toutefois, à cette histoire s’est rajoutée la mort du superviseur de la STIB qui a bloqué Bruxelles pendant une semaine entière (!), chose que je n’aurais jamais imaginée possible, il y a encore quelques années. Ce qui m'amène aujourd’hui à m’interroger.
Sur la réelle capacité des gens à faire preuve d'empathie, sur la propension de l’être humain à profiter de tout et n’importe quoi, sur les différentes manières de soutenir nos proches et concitoyens, sur la liberté d’expression, sur le rôle des médias et puis sur le droit inaliénable d’avoir mal et de gérer cette douleur comme bon nous semble.
Oui, c’est vrai, je suis critique. C’est vrai aussi que je ne suis pas convaincue de l’utilité de la journée de deuil ou de la semaine de grève. Mais surtout, ce qui me laisse perplexe, ce sont les messages de soutien et de réconfort. Je ne dis pas qu’ils sont inutiles mais pour avoir été dans une position « plus ou moins » similaire à celle des proches, je me demande vraiment ce qui est le plus facile à gérer : l’indifférence ou la compassion ?
Je ne prétends pas non plus tout connaître en matière de deuil mais je peux néanmoins vous affirmer qu’à choisir, moi, j ‘aurais préféré l’indifférence et je vais essayer de vous expliquer pourquoi.
Premièrement parce que pour « guérir », on a besoin de solitude et d’intimité.
En général, le deuil désigne la période d’acceptation et de résignation par laquelle tout proche doit passer. C’est-à-dire que, petit un, vous devez comprendre que le défunt, vous ne le reverrez plus jamais. Pas la peine de le recréer dans votre imagination ou en papier mâché ni de vous convaincre qu’il s’est réincarné dans votre chat en peluche, non. Vous ne lui parlerez plus, vous ne le toucherez plus, vous n’entendrez plus sa voix et son rire, son visage, ses gestes finiront par se perdre dans le brouillard de votre mémoire. Il ne sera pas là pour vivre avec vous les grands moments de la vie, être fier de vous et vous féliciter, rien. De rien. Et puis, petit deux, vous ne pouvez vous perdre dans la vie que vous auriez eu s’il n’était pas décédé. Toutes les choses que vous auriez dû dire, faire, ne pas faire, ne pas dire, forcément, vous allez y penser mais, enfin, est-ce que cela y changera quelque chose ? Non. Alors, les regrets, ce n’est pas à la chasse mais au destructeur d’ordure qu’on les éradique.
A piece of cake, quand on en parle tous le temps et qu’on est bombardé de messages compatissant, non ?
Après, on continue à vivre, bien sûr mais surtout parce que le reste du monde continue à tourner, comme si rien ne s’était passé. Au début, on trouve ça injuste puis, on avance, on se lève tous les jours, on accepte et on se résigne. Il faut le temps qu’il faut mais on se relève. A croire que même la plus mortelle des blessures ne peut avoir raison de notre cœur, bien plus solide qu’on ne le croit. Brisé, il continue à fonctionner. Différemment, mais il continue à fonctionner tout de même…
Non, c’est sûr, personne n’est préparé à perdre un proche. Mais pire que le manque de préparation, c’est le mélange complexe et alambiqué entre douleur ineffaçable et vie normale qui suit son cours ainsi que l’équilibre ténu et toujours instable qui en résulte qui est le plus difficile à gérer.
… Comment ça vous ne pigez rien ?
Très bien, je m’explique : après un petit temps, le chagrin s’estompe et comme vraisemblablement le monde n’a pas arrêté de tourner, que les gens rient toujours, travaillent, avancent et que la vie, bizarrement, ne s’est ni brisée en mille morceaux ni liquéfiée ni envolée en fumée, on finit par suivre la masse et faire le mouton en se disant que c’est mieux que rien. « Bon, où en étais-je moi ? Ah, oui ! Argent, boulot, métro, dodo… ». Hop, on reprend le train en route, on rit, on s’amuse, on est content de notre petite vie. On n’a pas oublié. Ca, non. Mais on a rangé tout ça dans un petit tiroir qu’on évite soigneusement d’ouvrir. Tout simplement (évidemment, si tout le monde vous regarde avec un air apitoyé et prend régulièrement de vos nouvelles avec une certaine appréhension dans la voix, le tiroir ne peut pas vraiment se fermer.)
Deuxièmement parce que partager ne sert à rien… ou presque.
Puis, quand on a enfin réussi à le fermer ce satané tiroir voilà que le fantôme qu’on y avait soigneusement caché en sort comme un beau diable sur ressort sans crier gare. La première fois, on est trop déstabilisé pour ressentir autre chose. On se demande si tous les efforts, tous les progrès qu’on a eu l’impression de faire ne sont pas purement et simplement le fruit de notre imagination. Si on n’est pas, par le plus grand des hasards, arrivé à effacer des semaines voire des mois de dur labeur semi inconscient en un centième de seconde. Et là, c’est les bras ballants et bouche bée que non seulement on passe indubitablement pour un con face aux éventuels interlocuteurs qu’on a devant soi mais qu’en plus, tout en s’interrogeant presque dialectiquement sur le pourquoi du comment, on cherche furieusement dans tous les recoins de notre esprit le foutu mode d’emploi de ce tiroir qui – bien qu’on pensait l’avoir fermé à double tour - s’avère être un vrai « Jack in the box » dont on ne se doutiez pas de l’existence… (les points de suspension, c’est parce que je reprends ma respiration, hein).
Bref, perturbé, on l’est, c’est le moins qu’on puisse dire. On avait mis tellement de temps à reprendre une vie « normale » et paf ! Comme aucune réponse ne vient spontanément à nous, on hausse les épaules et on se dit qu’on verra bien. C’est ça ou aller poser des questions à un grand gourou du deuil. Et ça, il n’en est pas question. Le silence est aussi une composantes trop importante de l’équilibre instable et branlant qu’on a établi et qu’on ne voudrait pas briser complètement (surtout maintenant qu’on a réussi à faire rentrer ce satané diable dans sa foutue boîte).
Ce n’est pas facile à gérer sereinement une horde d’attaques éclairs. Elles sont finaudes, camouflées, vicieuses et kamikazes. Elles n’ont rien à perdre et n’abandonnent jamais. Le cœur déchiré, la santé mentale griffée, l’insouciance cassée, il en serait peut-être différemment si on pouvait non pas mettre des mots sur ces sentiments, cet état, ce trouble mais les hurler au monde, pour qu’il comprenne… Tout serait peut-être plus clair si on pouvait nommer ces pieds sur lesquels on ne sait plus danser. Mais on sait bien que c’est inutile de l’évoquer, sa peine ; que c’est inutile le crier, son désespoir. Inutile parce que la douleur, la vraie douleur, n’existe qu’en raison de son inhérente « non partageabilité ». D’où le silence
Oui. Quand on se rend compte que non seulement en parler n’apaise pas mais qu’en plus ça engendre tension, gène et remuage de couteau dans la plaie, après mûre réflexion, on se dit qu’il vaut peut-être mieux se taire
On pensait qu’on pourrait en parler avec ses meilleurs amis ? Même eux se sentent mal à l’aise et gênés vis-à-vis de vos histoires. Proches et affectueux, leur indéniable envie de vous voir bien leur intime d’inlassablement se casser la tête sur ce qu’il ne vaut mieux pas aborder et sur la manière dont ils peuvent vous aider à « remonter la pente ». Les potes ne sont que gène et auraient probablement préféré que vous n’abordiez pas le sujet, raison pour laquelle vous vous mordez les doigts. La famille ? Elle montre les crocs en répétant invariablement que vous devez vous battre et ne jamais vous laisser abattre. Que tout le monde est dans la même galère et que de se plaindre on ne peut se permettre. Quant à vos compagnons d’infortune, ceux qui eux aussi étaient liés au défunt, les seuls qui pourraient vraiment vous comprendre et partager votre désarroi, vous avez, généralement, bien trop peur de remuer leur proche couteau pour oser aborder le sujet…
Au silence s’ajoute aussi l’omission. Car jamais ce ne pourra être une information divulguée à la première rencontre. Même si tout votre corps crie à l’abandon et à l’injustice, vos lèvres soigneusement éviteront les mots : « j’ai perdu quelqu’un et je ne m’en suis jamais vraiment remise ». Et puis à l’omission le mensonge. Car les regards apitoyés, vous ne pouvez plus les supporter. Vous décidez donc de vous composer un masque de dédramatisation pour les rares occasions où vous serez contraints d’en parler… pour mieux vous enfermer… vous renfermer. Et étouffer cette voix qui hurle toujours en vous, qui tape, qui crie, qui pleure et qui vous empoisonne, jour après jour, nuit après nuit.
Enfin, le temps, étoile filant à une allure folle, nous apprendra que le diable n’aura de cesse de chercher à ressortir. Furieux d’être enfermé, tous les prétextes seront bons pour venir nous rendre une petite visite de « courtoisie » : un film, une série, un livre, un article de journal, une question anodine, un rêve, une odeur, un souvenir, une photo, un objet, un lieu, … ( en gros, tout et n’importe quoi, en fait). Et ce n’est pas tant le prétexte qui nous détruit mais bien le caractère sporadique et imprévu de la visite (qui terrasserait probablement le plus insensible des Vikings) et la curieuse impossibilité de s’y habituer
Voilà pourquoi, je pense que, malgré toute la bonne volonté du monde, l’empathie et la compassion ne peut aider, ne peut soulager la perte d’un être cher. C’est quelque chose d’inscrit au plus profond de notre chair. Un tatouage ineffaçable et invisible à autrui qu’il vaut parfois mieux ignorer que frotter à vif, en espérant que ça parte.
Après, ce n’est que mon opinion.
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