C’est le mardi 20 mars, après une longue et dense journée de rencontre avec des collégiens et des lycéens que Jeanne Benameur s’était assise parmi les abonnés de la médiathèque d’Antony (92) à qui, pour amorcer la discussion, elle a fait lecture d’un extrait des Insurrections singulières.
Le morceau choisi, était-ce un hasard … fait allusion aux empreintes digitales, les mêmes peut-être qui apparaissaient sur la couverture d’Un jour mes princes sont venus. C’est que dans l’œuvre de cette femme tout se répond et fait écho.
Le contexte des Insurrections singulières est ancré dans un de ces ateliers d’écriture qui sont si familiers à cette auteure depuis une trentaine d’années. Elle les multiplie dans des milieux très différents, auprès de personnes très lettrées ou très éloignées de la littérature. Pour cette fois elle avait mené des cafés de paroles avec des ouvriers d’ArcelorMittal et des Poêles Godin au rythme d’une fois par mois pendant un an.
Le groupe venait de décider de délocaliser au Brésil alors que les carnets de commandes étaient encore prometteurs. Le but était, déjà, de faire davantage de bénéfices, toujours plus. Les ouvriers en avaient littéralement le souffle coupé et Jeanne se souvient qu’elle ne parvenait pas à libérer leur parole.
Elle leur avait lu un tout petit texte d’Albert Camus, les Muets, précisément. Le livre racontait l’histoire d’ouvriers qui, après une longue grève, devaient reprendre le travail dans la petite fabrique familiale parce que financièrement il n’aurait pas été raisonnable de poursuivre. Ils n’avaient rien obtenu alors que leurs revendications étaient minimes. Ils revenaient tellement blessés que plus un son ne sortait de leur bouche. Il n’y avait là aucune concertation consciente entre eux, aucune stratégie. Cela s’était fait tout seul et c’était terrible.
Les cafés de paroles représentent pour Jeanne Benameur une expérience très touchante. Elle écrit après chaque séance un texte qui est remis aux participants la fois suivante. Et c’est par l’écriture que la parole peut revenir parmi les participants. La valeur humaine du travail était au centre des conversations.
Elle a énormément de retours sur les Insurrections. Le livre s’installe dans le temps, avec de régulières réimpressions, et des Prix comme celui du Rotary, ou de l’Entreprise. C’est un moment de plaisir et d’espérance. Qui s’inscrit dans l’idée de faire advenir l’autre.
Un livre peut changer une vie
Jeanne Benameur ouvre ses pages aux livres qui l’ont marquée. Dans les Insurrections singulières, le personnage de Maurice est bouquiniste. Dans Laver les ombres elle citait une nouvelle d’Erri de Luca qui est un de ses auteurs préférés. C’est que les livres ont depuis longtemps investi son univers. Elle reconnaît en avoir partout chez elle, y compris sur le plan de travail de sa cuisine, et ce ne sont pas des livres de recettes.
Elle est persuadée qu’un livre peut changer une vie, en faisant bouger les choses à l’intérieur de soi. Son œuvre est traversée par le thème de la transmission. Elle fait rencontrer l’autre … Yonne, personnage principale des Mains libres dépose un livre en cadeau à Vargas, un garçon qui appartient au monde des gens du voyager. Elle ouvre ainsi sa maison et son coeur à quelqu’un qui vient de voler une plaquette de chocolat.
Elle recommande la lecture d'un livre de la Reine des lectrices, où le personnage principal, la reine d’Angleterre, va découvrir l’empathie. Ce n’est pas pour rien que, dans les régimes totalitaires on s’attaque aux livres. Il existe des pays où un livre est une denrée rare. Sur ce plan, ici c’est Byzance. Même si rentrer dans une bibliothèque à l’âge adulte peut faire peur. C’est en étant accompagné qu’on peut se sentir en sécurité avec.
Jeanne évoque sa « petite maman » lisant Intimité, des romans-photos. Son père était attiré par des textes religieux.
S’il n’y avait pas eu des rencontres avec des auteurs, morts ou vivants, je ne serais pas aujourd’hui ce que je suis … Un livre nous attendra toujours, cinquante ans s’il le faut. Il nous place dans une humanité vibrante. Un livre, on l’ouvre, on lit, on le ferme; on choisit le moment et la durée.Jeanne Benameur apprécie cette liberté, comparable à celle que nous offre la peinture d’ailleurs. Elle compare avec le cinéma qui d’un coté permet de partager des émotions avec un groupe de personnes (ce que le DVD ne rend pas possible) mais qui de l’autre est une contrainte que parce que tout va trop vite : je suis une fille très lente et comme les choses me font un effet fort j’aimerais arrêter l’image, et même parfois rembobiner.
Enseigner encore, mais sans point fixe
Jeanne Benameur dit avoir beaucoup aimé enseigner. Elle se déclare comme étant maintenant devenue une enseignante nomade, sans mur ni institution autour. Bobigny fut son dernier poste, par choix. C’est d’un collège du Kremlin-Bicêtre qu’elle s’est inspirée pour le décor de Présent ! Il avait été conçu avec une terrasse et un solarium pour le bien-être des enfants. Et tout cela n’était plus utilisé. Aujourd’hui il n’y a plus une plante et cette évocation la rend triste.
Une écriture qui implique le corps
Jeanne Benameur explique que l’écriture c’est du corps. L’acte est extrêmement physique. Elle rend compte de ce que parfois le souffle est court. Il faut que le mot donne sa vibration.
En écrivant je cherche à créer ce lieu où on peut se retrouver, lecteur, auteur. Quand je travaille les mots je cherche la vibration que les phrases vont émettre. C’est une étrange tentative. La puissance du verbe, çà existe. On a une langue qui peut être extrêmement variée tout en étant simple.Elle habite au bord de la mer, se fait parfois violence pour sortir, rependre l’air, quitter l’écriture. Elle fait du vélo, mais elle y retourne le lendemain.
On a chacun nos zones d’aventures dans la vie. Moi c’est l’écriture. Pour d’autres ce sera les voitures de course, la vie amoureuse, la spiritualité. Pourquoi on n’a pas des vies plus contemplatives ?L'envie parfois de reprendre le texte et de tout changer
Ainsi elle explique qu’elle a écrit deux versions des Demeurées. La première était jolie, mais insuffisamment juste. Elle a recommencé pour que le lecteur ne soit pas situé en spectateur de La Varienne, une femme qui ne fait pas de lien, qui par exemple laisse l’eau couler du robinet quand elle épluche les légumes. Luce, son enfant, est enfermée dans ce fonctionnement. Elle a compris que si elle sort les choses du cartable cela éloigne sa mère. Elle est dans le « il faut ». Seule Mademoiselle Solange, l’institutrice, peut employer des phrases complexes. Le retravail était une évidence.
Elle n’est pas contente non plus de Un jour mes princes sont venus et annonce que celui-ci aussi fera l'objet d'une réécriture. Il s'ensuit une petite discussion entre nous. Certes je comprends son point de vue, à savoir qu'elle serait restée un peu à la surface des choses. Mais c'est précisément ce qui rend sa parole si jolie : la souffrance de la perte du père n'en est que plus réelle. J'ai lu il y a quelques semaines ce livre écrit en 2001. Il correspondait parfaitement à on état d'esprit. Mais, bien entendu, il est admissible que pour elle le point de vue ait évolué avec dix ans de recul. Cela me laisse entrevoir le chemin que je pourrai moi aussi parcourir.
Dans ce livre elle aborde à la fin le risque d’aimer … Un risque immense si on songe que c'est prendre le risque d’être vraiment au monde.
L'écriture n'est pas directement autobiographique, mais ...
Les Insurrections ne sont pas autobiographiques, à entendre Jeanne Benameur. Pourtant quoique en allant regarder du côté de Marcel on se dit qu'il y a un point commun car comme lui elle adore chiner, notamment les bijoux anciens. D'ailleurs le propre frère de Jeanne est bibliophile. Et si la référence à la tortue est faite dans Un jour c'est parce qu'elle aime beaucoup ces animaux, pour leur carapace et leur lenteur. Il y en avait chez sa grand-mère et par le plus grand des hasards dans le jardinet de son éditeur.
Elle fait le lien entre les Demeurées et Laver les ombres, qui tous deux mettent en scène une mère et sa fille. Deux livres qui ont une même structure.
Elle nous dit qu’elle était une petite fille modèle. Elle a eu le Bac à 16 ans, a suivi brillamment se études à la fac, a réussi les concours. Mais, avec le recul, elle voit cette jolie route comme tracée juste pour avoir gagné le droit de s’en détourner. Elle songe que finalement sa vie n’est pas dans des carrières sociales mais à l’horizontale.
Elle ne se définit pas davantage comme une "intellectuelle", voulant que les gens simples comme sa mère puisse entrer de plain pied dans son écriture. Comment lui reprocher d’avoir ce qu’elle nomme "l'immense prétention que de vouloir écrire pour tout le monde" ?
Avec Profanes, au pluriel (le « s » n’est pas anodin), elle annonce qu'elle se met en risque intérieurement. Ce nouveau livre sortira bientôt chez Actes Sud. Il y aura beaucoup d'elle mais de l’imaginaire aussi car il est indispensable pour créer de la pensée.
Livres cités :
Présent ! Editions Gallimard, 2008
Les demeurées, Editions Denoël, 2001, et Folio Gallimard, 2002
Les mains libres, Editions Denoël, 2004,
Un jour mes princes sont venus, Editions Denoël, 2001
Laver les ombres, Actes Sud, 2008
Les insurrections singulières, Actes Sud,2011
La rencontre a eu lieu à la Médiathèque Anne Fontaine, 20 Rue Maurice Labrousse 92160 Antony, 01 40 96 17 17
A signaler quAntony vient de refondre le site de ses médiathèques et que le dimanche, les salles sont ouvertes. Le mardi on peut consulter et emprunter jusque 21 heures.