Ce qu'il y a d'intéressant avec la guerre éditoriale qui fait rage à l'heure actuelle, c'est que certains acteurs prennent résolument parti, et montrent ainsi dans quel camp ils se trouvent. Pour résumer, cette guerre oppose cinq grands éditeurs américains, alliés de circonstance à Apple, à Amazon. Le Département de la justice américain a en effet assigné lesdits éditeurs et Apple en justice pour entente illicite sur le prix des livres numériques (ebooks). On s'aperçoit que le site ActuaLitté, pourtant un site d'information, n'hésite pas à se ranger résolument du côté d'Apple et des cinq éditeurs en cause en parlant de "monopole d'Amazon sur les ebooks", du "lavage de cerveau façon Jeff Bezos", et du "miroir aux alouettes de la politique tarifaire du Kindle". Bonjour l'objectivité...
Tout le monde sait qu'Amazon est loin d'être un gentil nounours. On sait par exemple qu'avant l'arrivée de l'ipad, Amazon ne donnait que 35% aux auteurs et éditeurs sur le prix des livres numériques. L'arrivée d'Apple sur le marché des ebooks, à cet égard, a fait un bien fou, permettant aux auteurs et éditeurs de bénéficier de 70%. Mais Amazon a aussi compris, en faisant passer la marge des auteurs à 70%, qu'il pourrait concurrencer très sérieusement les éditeurs traditionnels. En effet, les auteurs autoédités, n'ayant pas à subir les frais de fonctionnement des grandes maisons d'édition, peuvent concurrencer celles-ci efficacement.
Or, on sait que les éditeurs traditionnels disposent d'une main-mise sur le marché de la distribution de livres physiques. Il ne s'agit pas, en France, d'un monopole, mais d'un duopole, avec la domination du groupe Lagardère (Hachette) et de Publicis. C'est pourquoi il convient de remettre en perspective les articles d'ActuaLitté. Le site ne cesse de pointer du doigt le monopole supposé d'Amazon, sans jamais remettre en cause le duopole de Lagardère et Publicis. Pourquoi le fait-il ? Pour protéger la sacro-sainte "chaîne du livre".
Cette chaîne du livre, en acceptant de rester sous le joug d'un duopole, est tout de même responsable, d'une part de prix trop élevés, d'autre part d'un choix plus restreint d'ouvrages (en fonction de l'avis de quelques directeurs littéraires), et enfin de l'exploitation sans merci d'un très grand nombre d'auteurs.
Actua Litté n'hésite pas à citer Scott Turow, le très décrié président de la guilde des Auteurs aux Etats-Unis, selon lequel Amazon va de nouveau pouvoir vendre des titres à perte, ce qui mettra en danger toutes les librairies qui veulent se lancer dans le livre numérique. Le modèle de prix d'agence, en instituant un prix unique des livres numériques, favoriserait les libraires.
Admettons ce dernier point. Les libraires sont en effet protégés par le prix unique. Mais pas les lecteurs. Les lecteurs, quant à eux, doivent continuer à payer le prix fort pour les ebooks. En tant qu'auteur, je pourrais me réjouir de ce fait : mes ebooks sont beaucoup moins cher que ceux des grands éditeurs, et je peux donc les concurrencer à loisir. Mais je suis aussi lecteur, et je trouve cela révoltant.
Ce modèle de prix unique du livre est un modèle artificiel. La protection de l'emploi ne doit pas figer les choses, elle doit au contraire favoriser l'innovation et l'esprit d'entreprise. Pourquoi Amazon, avant l'arrivée de ce "prix d'agence" (entente sur les prix des ebooks), possédait-il 90% du marché de l'ebook ? Parce que son site est meilleur, tout simplement. Plus efficace. Plus juste pour les auteurs, comme pour les lecteurs.
Je ne dis pas qu'Amazon est une oie blanche. J'ai déjà dit ici à quel point j'étais contre la formule KDP Select. Il est tout à fait possible que la société ne se soit pas acquittée de ses taxes en Grande Bretagne comme on l'en accuse. Mais pour moi, le vrai problème ne vient pas d'Amazon. Il vient de l'absence d'une concurrence à la hauteur. Ce n'est pas par le biais d'ententes entre éditeurs que les grandes maisons devraient lutter contre Amazon, mais en favorisant la recherche, en développant des sites plus efficaces et qui donnent le sentiment de liberté aux lecteurs, en s'interdisant l'usage des DRM (verrous numériques). En permettant à un maximum d'acteurs de fournir une grande diversité de contenus aisément accessible aux lecteurs.
L'abus de position dominante est un problème permanent, d'où qu'il provienne. Quand mes livres sont virés des rayons d'un grand libraire en n'y étant restés que trois jours parce qu'un grand éditeur arrive avec ses livres, je suis victime d'une position dominante.
Or, je suis persuadé qu'il est beaucoup plus difficile de contrôler un marché numérique qu'un marché physique. Si Amazon devait abuser de sa situation dominante, les auteurs et éditeurs privilégieraient d'autres acteurs. Ces acteurs existent déjà : Apple (même si, pour moi, Apple n'est pas un "pure player" du livre numérique, puisqu'il n'existe aucun ebook Apple à base d'encre électronique) Bookeen, Kobo, le Nook de Barnes & Noble, Sony. Tout ce qu'il leur faut pour vraiment concurrencer Amazon, c'est un site de qualité, avec des algorythmes aussi performants que ceux d'Amazon.
Il y a un auteur américain dont l'avis me semble très pertinent. Il s'agit de Mickael A.Stackpole. Dans un billet, il explique pourquoi il est vital pour les auteurs de pouvoir faire de la vente directe, via leur site d'auteur. Dans un autre intitulé "l'opinion d'un profane", il tente de décrypter le procès en cours (il ne reste plus que Apple, Mc Millan et Penguin contre le Département de justice américain, Hachette, HarperCollins et Simon & Schuster ayant signé un arrangement).
Les auteurs et les lecteurs doivent plus que jamais garder les yeux grands ouverts, et l'esprit critique. Quand une guerre de l'ampleur de celle qui oppose les différents acteurs éclate, la désinformation est une arme.