Antoine Emaz

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Esprits Nomades


Ce monde est sale de bêtise, d’injustice et de violence ; à mon avis, le poète ne doit pas répondre par une salve de rêves ou un enchantement de langue ; il n’y a pas à oublier, fuir ou se divertir. Il faut être avec ceux qui se taisent ou qui sont réduits au silence. J’écris donc à partir de ce qui reste vivant dans la défaite et le futur comme fermé. S’il n’est pas facile d’écrire sans illusion, il serait encore moins simple de cesser et supporter en silence. Donc… J’aime à penser la poésie comme un lichen ou un lierre, avec le mince espoir que le lierre aura raison du mur.

 

Il grêle, il grêle des mots durs dans les poèmes d’Antoine Emaz.

Dure, dure est cette grêle, impitoyable aussi. Des mots compacts, emplis de colère, qui tombent de haut sur nous. Des mots qui sont pierres de lapidation contre nos relations adultères avec la terre, de nos trahisons envers la vie. Nos villages brûlent. Nos villages sont brûlés, nos maisons sont brûlées.

La poésie d’Emaz est réduite à l’essentiel, notre essentiel. On voit le papier blanc au travers, les nuits d’horreur sans doute aussi. Elle se tient auprès de ceux qui n’ont pas la parole.

l’au jour le jour au monde

tel quel

pas vivable

pour bien trop d’hommes

Avec lui « ce qui meurt nous reste sur les bras mais nous on n’a rien à voir avec la mort ». Et pourtant si, et ô combien.

Il y a une sorte de rage proche d’Henri Michaux dans ses textes.

Un concassement des émotions et du langage. Emaz parle depuis une terre fait d’hommes morts et ses mots sont « un lent tracteur qui doit faire son bout de terre ». Il dit la mémoire :

encore vivant devant/c’est tout ce qu’on peut dire/avec ce qui a versé/de l’autre côté du sombre/quand ça passe en bourrasques/de pluie de nuit de bruits qui cassent/des fibres.

 

Mais il sait qu’il faut ne pas se laisser noyer en elle : « maintenant il faut couper court/plus court encore/couper/à même la mémoire et/ne plus y revenir/maintenant ».

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Le retourneur de mots

Emaz retourne les mots, retourne la terre, pas pour qu’elle refleurisse, mais pour porter témoignage de ses os. Cou coupé du lyrisme, pauvre condition d’homme. Ces derniers textes (Os) semblent écrits dans une sorte de morse, des mots sont charriés, épars, fragmentaires, à la dérive, sans liaison entre eux. Les rêves sont inutiles, l’urgence est tout. Pas de pathos aucun. Simplement essayer de retenir un peu ce qui passe :

On cherche et tâche de prendre à la main ce qui passe. Pas facile, c’est là et non, dans la main et pas. Assez vite, ce n’est plus ce qui a lieu mais dans leur bruit, des mots.

Éloigner la dégradation du corps, la peau qui pend, les os qui ne nous tiennent plus debout.

Une grande tension est au cœur du texte, prêt à vous sauter dessus, hurlant son urgence, sa déréliction. Immobile et inquiétante est sa poésie, lourde de menaces. Elle est impérieuse et vous cingle, vous oblige. Les images sont au piquet, le soc terrible des mots vous retourne pour les moissons futures. Juste quelques petits pas pour trouver une terre plus meuble, juste quelques petits pas, pas plus.

Dur, dur besoin d’exister. Le temps martèle, le corps se désagrège. Durer, durer. Il sait que la peau reste après la voix.

Il faudrait durer de façon plus stable pour pouvoir dire sans rire : moi.

Grêle, grêle des mots. Cela va venir, cela va vous sauter dessus. Les mots d’Emaz sont carnassiers, carnivores et anthropophages.

Ils sont encore possibles, malgré le temps qui nous serre à la gorge pour la strangulation de nos vies ordinaires. Le rêve et le lyrisme deviennent impuissants, seuls quelques mots-quincaillerie peuvent encore rendre compte, et encore.

Tout est si lourd, irrespirable, sans avenir. Seule au bout des tunnels, la présence blafarde des poèmes d’Emaz montre une possible route. ? Serait-ce encore possible ?

Cette peur qui monte de la terre, et de la terreur. Pourtant là-haut, plus loin, en surface sans doute, il y a les existences de nos frères.

Si loin, si haut. Où trouver du secours dans la poésie d’Emaz ? Sa poésie n’est qu’apparition de ce qui cogne. Les chimères des images sont chassées. Seule la viande des mots est là, la poésie comme boucherie plutôt que machine à rêver.

Il y a peut-être comme une boucherie/à mettre devant les yeux/en face des yeux/avant de voir/le reste/qui reste

Corps qui s’affale car il n’est plus de vent sur la face de la terre, fatigue, fatigue, et tous les corps se vident. Nul ne les recueillera.

morceaux, lambeaux, mots pris en otage . « Le poème se situe entre un auteur, un lecteur et une histoire, un temps qui l’accueille ou non ». Les temps d’Emaz sont sombres, et nous ouvrons les portes à ses poèmes. 
si tôt les yeux fermés/reviennent les bennes/on voit passer le convoi/on ne sauve rien/on ne se sauve pas davantage/il y a tous les mots de la langue/et pas d’air.

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Traces d’Antoine Emaz

Qui est-il ? Il se définit ainsi :

Né en 1955, Antoine Emaz vit à Angers.

« Ensuite, vie ordinaire, entre pas facile et pas impossible, comme tout le monde. Je ne vois pas bien quoi dire d’autre qui serait un peu nécessaire, ou éclairant, au-delà, autour ou en deçà des poèmes. Si tout poème est bien de circonstances, écrire vise à délaver assez pour qu’il devienne une interface, et non un miroir. Voilà pourquoi devoir alimenter le moulin biographique me gêne toujours autant. Une chose pourtant : je revendique le droit à la contradiction, au risque, à la tentative, voire au ratage. La poésie n’est pas pour moi un exercice réussi lorsque les contraintes ou les procédures ont été respectées, elle est à chaque fois invention d’un écrire-vivre, tension de langue contre ce qui nous rend muets. »

Et il se met en mode impersonnel, avec le « on » qui affleure, jamais le « je », ou bien seulement le « je ne », de ceux qui sont exclus de la parole. Il pèse de tout le poids de son moi, mais sans se montrer. Il pleut pourtant des gauloises bleues sur lui et sur ses mots.

Qui est-il ? Qui sommes-nous ? Qui sont les gens qui passent ? Ces gens qui sont comme nous « de la peur qui bouge ».

Nul ne s’en souviendra. Mais Emaz n’oublie pas leur chant, un jour tous et tout sera bu. En attendant il nous faut cheminer avec les morts

Aussi légers qu’eux. Sans regrets et sans espérances. Encore plus légers qu’eux. Ceux qui tressaient des nids d’hirondelle sont morts tués par notre manque de tendre. Leur vie pauvre n’avait pas de bas de page.

De leur disparition montent les terres des gens

Rage, rage cette terre est vide. On avance les pieds en sang dans la poésie d’Emaz, les mains coupées de ses mots nous agrippent, nous crucifient. La poésie d’Emaz est un tremblement.

Emaz lance ses mots à nos trousses. Avec lui le poème touche le fond, cela grince, cela remue, cela ricane. Il peut faire penser à Paul Celan, mais sans les mots de passe de celui-ci. Et surtout à l’écriture d’André du Bouchet, ami et traducteur de Celan.

On n’y échappe pas. On n’en doute pas car le doute est une marée de la mort.

On le lit, mais on ne peut le revivre. Rien d’autre à être, rien d’autre à faire, par terre. Rien d’autre à être. Un chemin s’ouvre vers le néant, enfin :

Arriver au bout n’est pas finir, plutôt n’en pouvoir demander à présent davantage. peau vieille, boue craquelée, sèche : on peut marcher dessus, avec prudence/Un jour finit sans drame : un jour déjà perdu parmi les jours qui viennent et ceux qui sont venus déjà, aussi, tas de jours de peu pour être, dans le tas.(Boue)

Au ras du mot, les mots minimaux d’Emaz parlent sèchement du dehors et du dedans. Il ne fait chanter les mots, il les resserre. Ils sont juste en face, tout contre. Contre le monde.

On ne doit pas aimer la poésie d’Emaz, mais on doit la craindre.

Nue, à vif, écorchée, elle nous meurtrit, elle s’effondre au milieu de nous. Presque sans bruit. Si ce n’est ce bruit de grêle, d’urgence absolue. Cette peur, qui est présente veut tuer, tous les rêves. Il nous enfonce son poème au fond de la gorge. Pour mieux voir le réel avec force et violence:

« au départ / avant le poème / il n’y a que la vie continuée // et après de même. »

Il grêle, il grêle tous les gravats entassés dans la tête d’Emaz, ils sont nombreux et contondants. Et le lent polissage du travail poétique n’enlève pas les éclats. Minces et secs, comme lui, ses mots se veulent des lieux communs. Mais avec l’énergie de ce qui n’en finit pas de finir. L’énergie de la résistance.

Il grêle, il grêle dans les bribes des choses que sont les mots d’Emaz . Il “déroule une vie sans savoir, sans plus bien voir, sans plus”.

La boue de l’espérance nous colle malgré tout à l’âme. Nous colle au cœur. Et le temps nous malmène tant.

Il grêle, il grêle.

Quelle route va vite vers la noire nuit de l’oubli?

La route des textes d’Emaz.

A signaler sur remue. net un dossier magistral sur Emaz, avec notamment une lettre à Emaz d’Yves Charnet

Gil Pressnitzer


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Choix de textes

Poème de la fin

ce qui meurt

nous reste

sur les bras

mais nous

on n’a rien à voir avec la mort

c’est elle qui vient

nous serrer

du dehors

seulement un jour de plus

au bout d’un jour

au jour le jour

ainsi

des années durant

l’apprivoiser

simplement et sans bruit

elle se tait et croît doucement

même au soleil

d’une journée de printemps

dans le remuement des corps

lui faire sa part

la banaliser autant que possible

pour parvenir à croire un peu

qu’elle fait partie des choses

et que cela est bon

ainsi

au moins

tout le monde sait ce que cela veut dire

il est mort

c’est simple

elle recule encore

plus au fond

et nous ne verrons guère les visages

que par accident

remous

un pas lourd un rire une poigne

puis

un peu d’eau ou de temps

recouvrent le peu

puis

rien

mais de façon presque claire

on entend ce qu’on ne voit plus

tomber profond

loin

dedans

on rôde autour d’un manque

une zone devenue d’ombre

vite

cela tient mal à la mémoire

on reste autour du creux

les bords s’éboulent dedans

bientôt on ne verra plus

qui pleure

on dort avec elle au fond de soi

comme un chien roulé en boule

on sait que montera un jour ou l’autre

un vent de terre

et on attend les yeux ouverts

un corps infusé d’encre

une éponge gorgée

et dans la bouche la terre

au lieu des mots

les mots pesant enfin leur poids exact

terre et corps

dehors et dedans

et plus rien d’autre

que de l’herbe ou des arbres

d’ordinaire

les choses vont

et nous aussi

nous allons avec les choses

c’est clair

mais parfois il y a ce qui s’arrête

ou s’abat

en bloquant

et on est brutalement à nouveau

où il faut rire

fou

tout seul

on racle encore

entre le mensonge ancien

et ce qui vient

on a du mal à rester debout

à la fin

qu’est-ce qu’on a donc à voir avec la vie

la mort

on bouge avec ce qui bouge

on se tait avec ce qui reste

il n’y a pas grand-chose d’autre

Antoine Emaz C’est Deyrolle, 1992.

 © Antoine Emaz  

Depuis le temps

OS, 1 (13.05.00)

non

poser cela au départ

comme un grain de sable

ou un petit bloc sûr

depuis longtemps

le bulldozer enfouit les corps remblaie

charrie cette terre d’hommes morts

bulldozer

comme un tracteur lent

sur son bout de terre à faire

*

s’il y a des visages dessous

plus guère personne pour voir

un mouvement d’ombres comme de feuilles

peu à peu une mousse

ou du lierre

dans la tête

on distingue mal

les noms lèvent seuls

les figures les dunes

les coins de rues les ciels

par vagues

et puis retombent

sans plus de bruit

dans l’œil

vie sans vie

qui reste

Os, Tarabuste, 2004,

 

souffler expirer un monde

il faudrait pouvoir un temps

comme s’enfonce dans la nuit

l’enfance finie on souffle les bougies

c’est liquidé

présent comme si de rien

et internet et siècles

dans le ballant du temps

mais le sang là tant pour

si peu d’histoire

alors c’est non

malgré le fleuve qui va énorme

lessiveuse

© Antoine Emaz

Loin, trop

ils s’écartent

peu à peu

s’effacent

restent leurs voix parfois

elles passent

vite

d’autres viennent

bien sûr

mais elles ne comblent pas

l’attente

on avance

un peu plus

dans le réduit

on voit mal ce qu’ils deviennent

loin

peut-être simplement

continuent-ils

hors d’atteinte

cela se passe dehors

on n’a que peu de prise

pourtant

on voudrait voir et saisir

davantage

on voudrait de même

qu’ils parlent

comme avant

on voudrait

on retient seulement

tout semblait clair

on pouvait passer

de longs temps de vide

sans trembler

cela devient plus difficile

on s’appuie davantage

souvent aussi

on se retrouve en appui

sur rien

cela devait arriver

trop loin

les voix se brouillent

et quand elles crient

on ne peut plus venir

et quand on appelle

on n’attend plus

de réponse

vite

la mémoire

se creuse

à mesure

rien à craindre

on a tant de distances possibles

en tête

rien à craindre

mais il faudra faire un détour

le silence se peuple

on entre dans le silence

en parlant seul

et les figures regardent

écoutent

on entend leurs souffles

les mots ne recréent rien

ils avivent

ce qui se referme

au-delà de ce qu’on peut voir

fait mal

puis cela s’établit

entre en sommeil

d’une certaine façon

cela devient simple

chacun seul

dedans

avec ses autres

à la fin

on ne peut plus

ni appeler ni répondre

© Antoine Emaz

Maigre

le dehors tourne

vite

la peau craque

personne n’assiste

une peau craque

et ce qu’elle révèle

dedans

ne reste rouge

que peu de temps

on n’attend pas

que cela se ferme

du dehors

on se replie

assez loin

on se serre un peu

et on se ferme

plus loin

dedans

plusieurs fois cela

et on devient mince

fil de glaise

à force

on n’a plus grand-chose

à offrir

à refuser

on se tient

avec un peu de chance

assez encore

pour avoir l’air

et durer sans cesse

attendre

ne pas laisser les choses ainsi

on voudrait

on ne lâche pas

ce sont les mains qui abandonnent

on n’a pas lâché

quand on a fini

on est lâché

et bien forcer de laisser

au bout

 

Peu importe  Le Dé bleu, 1993.  © Antoine Emaz


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Bibliographie

Poème en miettes, avec Robert Christien, Éd. Tarabuste, 1986

En deçà, Éd. Fourbis, 1990

C’est, Éd. Deyrolles, 1992

Poème, va, Éd. de, 1993

Peut importe, Éd. le dé bleu, 1993

Poème corde, Éd. Tarabuste, 1994

Entre, Éd. Deyrolles, 1995

Fond d’œil, Éd. Théodore Balmoral, 1995

Boue, Beyrolle éditeur, 1997

Sable, Tarabuste éditeur, 1997

Soir, avec Anne Slacik, 1999

Soirs, Éd. Tarabuste, 1999

RAS, Éd. Tarabuste, 2001

lichen, lichen, Rehauts, 2003

OS, Tarabuste, 2004

K.-O, Inventaire-Invention, 2004
Cambouis, éd. Seuil, 2009

Peau, éd. Tarabuste, 2008
Caisse claire, anthologie 1990-1997, éd. Seuil, Points Poésie, 2007
De l’air, éd. Le dé bleu, 2006
Sur la fin, éd. Wigwam, 2006