Le monstre.
(extrait)
Sais-tu petite créature que le monde est double, qu’il y a deux réalités qui coexistent mais qui ne se rejoignent pas, qui sont parallèles ? Le sais-tu petite créature ? Je n’en étais pas conscient avant. Ou si mais je ne voulais pas savoir. Car j’étais innocent. Je ne me souciais pas des autres. Je consacrais ma vie à ma réussite personnelle. Mais maintenant je sais. Alors que je cultivais mon jardin, un enfant se faisait violer, alors que je donnais à manger à mon chien, des enfants mourraient dans le monde, plus de vingt-cinq mille par jour à l’ère de l’avant apocalypse, alors que je regardais la télé, des milliers de personnes crevaient de faim, alors que je m’amusais avec mes enfants, la guerre et ses bombes faisaient de nouveaux ravages, alors que pensais à mon prochain voyage, les fous discutaient de l’utilisation de l’arme nucléaire, alors que je me prélassais dans ma baignoire, la souffrance se répandait dans toutes les anfractuosités du monde. Mais j’étais innocent. Je n’étais en rien responsable de tant de souffrance. Que pouvais-je faire après tout ? Rien. J’avais barricadé ma conscience. Ce n’est pas un exercice bien difficile. Il suffit de célébrer son ego et de s’abandonner à l’indifférence. Il suffit de penser à soi constamment. Ce que je suis, ce que je dois être, aller toujours plus loin dans la vie, réussir, cumuler les diplômes, acheter une, deux, trois maisons, tout faire pour que les enfants réussissent, comme moi, comme nous. J’étais innocent. Et puisque j’étais innocent cette réalité n’existait forcément pas. Sais-tu cette double réalité, petite créature ? Entends-tu le cri des enfants, ceux qui n’ont plus de parents, ceux qui ne mangent plus, ceux qui sont dévorés par les radiations ? Entends-tu le cri de ceux qui ont vu tous leurs proches mourir ? Entends-tu le fracas de la haine dans les veines de ceux qui sont devenus fous ? L’entends-tu ? Veux-tu seulement l’entendre ? Ou préfères-tu une vie tranquille ? Sais-tu cette double réalité petite créature ? Pendant que tu gueules, sais-tu seulement ce qui se passe ailleurs ? Quant à moi, j’y suis de plein pied. Je ne cesse d’entendre. J’entends tout. J’entends plus qu’il n’en faut. Je suis désormais de l’autre monde, celle des démons et des enfers. Parfois j’ai envie de retourner aux temps anciens, me contenter de ma réalité. Me dire qu’elle est l’existence toute entière. Que rien d’autre n’a de l’importance. Mais je ne peux pas. Sais-tu que mon souffle obéit aux rythmes de la souffrance des autres ? Le sais-tu ? Sais-tu tout ce qui se trame en moi ? Que mon corps est désormais empli, qu’elle est une outre pleine, sur le point d’éclater, qu’elle accueille toute les amertumes, toutes les misères, tous les déboires, toutes les souffrances des autres ? Le sais-tu ? Je suis moi et je suis l’autre, en même temps. Je suis de ma réalité et de celle des autres, en même temps. Je dois parfois cloitrer mon esprit pour que cesse la souffrance des autres. Je ne veux pas être ainsi. Je me dois d’être le monstre, d’être la bête. Un monstre ne doit pas éprouver de la compassion. Mais je ne sais plus, petite créature. Est-ce que je ne les extermine pas au nom de la compassion ? Je ne sais plus petite créature. Mais écoute, ferme les yeux et tu entendras, est-ce que tu entends, la réalité là-bas existe, est-elle de l’ailleurs, on peut la refuser si on veut mais elle est désormais sienne.
Umar Timol