Lui : Oui, M. Chanvrier, pas à Somaland. On a assez à gérer avec ce que les gens, comment dirais-je, sentent vraiment (le « comment-dirais-j'-isme » de Gonzalès semble tourné vers un but unique : rendre impossible toute posture critique) : les odeurs des usines, des incinérateurs. Ici, tout est potentiellement interactif au niveau des odeurs. Alors, comment dirais-je, on a du boulot au niveau du comité d'alerte. Et vous m'avez contacté au début pour que l'on parle du comité d'alerte, n'est-ce pas ?
Moi (piégé de façon grossière) : Euh oui, mais...
Lui : Dans ce cas, je peux vous dire que le silène, comme il n'a pas d'odeur, ne peut pas être retenu comme, comment dirais-je, unmotif pour le comité d'alerte(Cambria, grise comme le mensonge institutionnel, comme ces paroles métastasées).
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On est ici dans un roman enquête et le détective, qui n'a rien d'un Philip Marlowe accroche tous ceux qui peuvent lui offrir une info, une piste. Il procède par entretiens, jusque-là, rien que de très normal. La cible n'est pas un malfaiteur et Chauvier ne vise nullement à résoudre quelque chose d'aussi simple qu'un crime, mais un accident industriel potentiel. Il est envoyé pour expliciter les discours et postions des différents acteurs gravitant dans et autour d'une zone industrielle à risque, type AZF.
Dans cet extrait comme dans l'ensemble du livre, deux lignes de texte, deux lignes de réalité s'affrontent : le normal et l'italique. L'italique, toujours entre parenthèses, ponctue le cours manifeste de l'échange. Il enlace, enrichit parfois celui-ci, le menace bien souvent. Il fonctionne comme les didascalies, maisapporte de l'humain où la notation théâtrale précise une position, une figuration.
L'auteur/narrateur a précisé d'emblée aux intervenants qu'on est dans le post-AZF et que lui-même est un espèce de sociologue. Il n'a pas d'autre mission que d'élucider les stratégies des acteurs, faire un discours sur les discours et les postures entremêlées, en galopant bon train sur la robuste monture du savoir dont rien ne peut occulter les projecteurs. On est dans l'expertise, l'affrontement de concepts sur fond de stratégies industrielles, territoriales et étatiques. Notre porteur du savoir doit allumer une par une les lumières et pas un pouce de sens ne restera dans l'ombre. On se prépare à un essai lesté d'un appareil critique imposant.
Par bonheur, Chauvier précise aussitôt que sa mission relève de la prévention, du potentiel, et la quatrième de couverture n'a rien de précisément scientifique, qui affirme pour tout résumé que « C'est devenu difficile de faire n'importe quoi ». Sans oublier, surtout, que le narrateur se révèle presque aussitôt sensible au facteur humain, particulièrement à ceux des zones sensibles, où l'on est moins réceptif aux cartographies du risque qu'à ses signes olfactifs, entre autres.
L'italique poursuit son lent grignotage des positions, des discours et des postures. Les interviews et les réunions les mieux balisés subissent ses attaques.
On sait les réunions contaminées par l'usage de Powerpoint. Sa célébrité lui vaut même des honneurs métonymiques. « Un powerpoint » désigne de nos jours une présentation de réunion, de séance de réflexion, etc. Chauvier n'en a que faire. Il cherche la petite bête, même dans les polices de caractère qu'emploient les suggestives descriptions des idéales réalités concotées par experts et élus. Les polices prennent alors, pour lui comme pour nous, les couleurs de l'incertitude du monde, même si elles prétendent prêcher le faux à des esprits malléables.
Il n'a pas eu de chance, Chauvier-la-science. Un bout d'humain, à peine, un de ces habitants d'un zone proche de l'usine incarnant le risque est venu jeter une ombre sur son travail de mise à jour. L'homme vit dans une cité engluée entre l'hyper et l'usine. Il assure que le silène, un gaz inodore et incolore, a provoqué une lente destruction de sa compagne. Cette nuisance, il l'affirme par des moyens discursifs discutables et limités. De plus, ce produit utilisé à l'usine n'est pas considéré comme à risque. L'expert en sciences sociales se trouve écartelé entre l'improbable nuisance d'un produit qui n'a pas de réalité dans le catalogue des risques ou celui des préventions et la prégnante conviction d'un laisser-pour-compte.
Un vilain doute se fraye peu à peu un chemin dans les certitudes de l'impeccable chercheur-enquêteur. Doute qui nourrit une armée italique acharnée à arracher de la chair et des os à l'ordonnancement de la guerre du faux.
C'est un programme d'effacement du réel que l'auteur démonte avec minutie tout au long de ce livre. Le diable se niche bel et bien dans ce discours général qui prétend clore la réalité et ferme la porte à une vision réaliste des choses. Lequel discours s'appuie pour s'imposer sur des rapports de force bien réels.
Il faut saluer l'extrême attention de l'auteur, anthropologue de métier, aux différents propos des acteurs et son talent pour les déployer. Faut-il regretter le vertige qui nous saisit devant les clins d’œils permanents entre discours et méta-discours ?...C'est toute l'intention d'Eric Chauvier que de nous signifier qu'il n'y a pas d'au-delà dans la caverne, vous êtes prévenus.
Somaland – Eric Chauvier – Ed. Allia 2012