Une maison à la campagne (9)

Publié le 14 avril 2012 par Feuilly

J’ai refermé le livre et je suis resté un long moment abasourdi. Cette histoire d’amour, de violence et de sang me laissait pantois. J’avais l’air de quoi, moi, avec mon amoureuse que je rencontrais certes le plus souvent possible et avec grand plaisir, mais avec qui j’entretenais finalement une relation fort policée ? Rien de commun, chez ma compagne, avec la passion dont faisait preuve la bouillante Alasina. J’en étais à me demander si cette histoire était une pure fiction ou si au contraire elle relatait un fait réel. Difficile à dire, tant les écrivains ont l’art de vous entraîner dans  des pays imaginaires qui ressemblent à s’y méprendre aux nôtres, en plus beaux ou en plus horribles. Et ici, cette Albanie encore un peu sauvage me semblait en effet à la fois plus belle et plus terrible que nos contrées de l’extrême Occident. Pour un peu j’aurais voulu connaître Alasina « en vrai » et être celui dont elle était amoureuse. Certes, l’histoire finirait forcément mal, je venais d’ailleurs d’en lire la relation, mais est-ce que recevoir un amour aussi passionné ne méritait pas quelques désagréments ? Que vaut la vie, si elle ne vous procure pas des sensations fortes, vous permettant, pour un instant au moins, d’exister pleinement ?

Je regardai mon verre. Il était vide. Mauvais présage. Comme il fallait s’y attendre je me mis à réfléchir à ce que j’avais bien pu faire d’intéressant dans mon existence depuis que j’étais né. A vrai dire, je ne trouvais rien de vraiment marquant. J’aurais pu n’avoir jamais existé, le cours de l’univers n’en aurait pas été ébranlé le moins du monde. Alors ? Alors il me semblait subitement que la vie si courte d’Alasina avait finalement eu plus de sens que la mienne. Je travaillais dans une grande ville, je  m’y ennuyais assez bien, pour me divertir je venais passer quelques jours ici, dans cette campagne boisée, et puis ? Et puis plus rien. Le cercle se refermait sur le vide. De ma vie, il n’y avait rien à dire et nul écrivain n’aurait pu broder sur elle. C’était à désespérer.

Quant à ma compagne du moment, je me rendais bien compte que je ne tenais pas énormément à elle, en fin de compte. J’étais content de la voir, on passait de bons moments ensemble, mais est-ce que ma vie était bouleversée quand elle apparaissait ? Est-ce que le cours de mon existence s’en trouvait modifié ? Non, pas le moins du monde. Alors une sorte de cafard s’empara de moi, une de ces tristesses bien solides qui ne vous lâchent pas de si tôt.

Pour tenter de me secouer, je suis allé à la cave chercher une deuxième bière. Je l’ai ouverte sans même m’en rendre compte et je me suis mis à boire en tentant de savoir ce qu’était vraiment l’amour. Alasina aimait, elle savait ce qu’aimer voulait dire, il n’y avait pas à en douter. Mais quelque part, était-elle vraiment elle-même dans le paroxysme de sa passion ? Elle ne vivait plus pour elle, mais pour l’Autre, cet autre avec qui elle aspirait de partager sa vie. Paradoxalement donc, pour que l’existence de la jeune fille prît un sens, il avait fallu qu’elle sortît d’elle-même, qu’elle sacrifiât tout ce qu’elle était pour le donner comme un présent à l’être aimé. Et dans son cas ce don de soi était allé jusqu’à la mort. La vie ne valait donc quelque chose que si on était disposé à la sacrifier. Il me semblait que Malraux, dans « La Condition humaine » avait dû dire quelque chose d’approchant. Il faudrait à l’occasion que je recherche la citation précise. En d’autres termes, cela revenait à se demander s’il valait mieux mener sagement une existence longue et tranquille ou au  contraire vivre intensément quelques instants privilégiés en prenant le risque de tout perdre.

J’ai continué à boire ma bière en réfléchissant à tout cela. A la fin j’ai dû m’endormir car quand j’ai ouvert les yeux l’aube filtrait déjà à travers les fentes des volets. Quant à moi, j’étais affalé dans mon fauteuil, avec un mal de tête pas possible. J’avais trop bu, c’était clair. Il faut dire que j’en avais complètement perdu l’habitude. Du coup, les folles années de ma jeunesse me revinrent en mémoire et le poids des ans me parut d’autant plus lourd à supporter. Des images se mirent à défiler devant mes yeux, à un rythme de plus en plus rapide. Des paysages de montagne : les Alpes, les Pyrénées, l’Aubrac, la Margeride, les Cévennes… Puis des plages immenses, celles de l’Atlantique, ravagées par les tempêtes d’équinoxe ; un village de Provence, écrasé de soleil ; les forêts du nord-est, ténébreuses et mystérieuses ; les falaises de Bretagne et leur granit rose ; une petite église romane, perdue quelque part en Auvergne… Les images s’accéléraient et plus elles allaient vite, plus ma tête tournait. Maintenant je voyais des visages. Des amis étudiants, perdus de vue depuis si longtemps ; une jeune fille juive, que j’avais aimée à vingt ans ; une femme jeune encore, qui me souriait dans un train… Puis soudain tout s’arrêta, comme si la pellicule s’était cassée. Seule la bobine continuait à tourner à vide, actionnée par le moteur du projecteur.

La vacuité de mon existence actuelle me saisit d’effroi. Tous ces gens que j’avais connus, qu’étaient-ils devenus ? Je n’en savais strictement rien. Ils avaient compté, pourtant, dans mon existence. J’avais épousé leurs idées ou je m’y étais opposé, peu importe, mais ils avaient contribué à faire, sans doute sans le vouloir, celui que j’étais devenu. Un à un ils avaient quitté la scène de ma vie. Certains étaient partis à l’étranger, d’autres s’étaient mariés et avaient disparus, d’autres encore étaient déjà passés de l’autre côté du rideau, celui qu’on ne franchit qu’une fois. Quant à moi, je me retrouvais seul, assis ou plutôt couché dans ce fauteuil, contemplant d’un œil étonné l’aube qui se levait, une aube aussi improbable que tout le reste.

Je poussai un soupir. Mon regard se posa sur le  livre de nouvelles, qui était tombé à terre. J’enviais la force d’Alasina, la manière dont elle avait aimé Bukuran. Je l’enviais lui aussi, d’avoir été aimé de la sorte. Puis je me dis que la littérature avait quand même l’art de condenser en quelques pages tout ce qu’il y avait d’important dans une vie. Alors j’ai tendu la main pour reprendre le livre et j’ai lu le titre de la deuxième nouvelle.