La manière de prier n’est pas toujours la même, elle évolue au cours de la vie et, au fur et à mesure que les années passent, elle se simplifie beaucoup. Quand j’étais jeune, j’aimais les belles prières mystiques. On est transporté par ces prières et, au moment où on les fait, on se sent consolé, heureux de prier et d’être avec Dieu. On est aussi content de soi parce qu’on a l’impression de bien prier et que notre âme est remplie de choses belles et bonnes. À un certain moment de la vie, il peut nous arriver de traverser une période durant laquelle on ressent une certaine aridité : la prière n’apporte plus de consolations, on s’ennuie en priant, on essaye d’écourter le temps consacré à la prière. Cela m’est arrivé à moi aussi. Notre Règle prévoit en effet une demi-heure de prière le matin et une demi-heure le soir, et quelquefois cela me semblait trop.
Et finalement, je suis arrivée à la troisième étape, celle de la prière du pauvre. On commence à se rendre compte que la prière devient quelque chose de vrai quand on se trouve devant Dieu dans toute notre nudité, notre faiblesse, notre impuissance, avec les distractions qui sont les nôtres. La prière devient quelque chose de vrai ; chaque être humain en effet a ses propres limites, plus ou moins grandes, selon sa propre condition et la période de la vie qu’il traverse. Dans la vieillesse, nous sommes obligés de voir nos limites, nous les touchons du doigt ; je crois que nous sommes alors plus proches de Dieu, (…) Dieu se penche avec prédilection sur l’être faible, sur l’être sans défense qui crie vers lui en demandant de l’aide. On se rapproche à ce moment-là de la prière du Christ sur la croix, (…) « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Évangile de Matthieu 27, 46 ; Évangile de Marc 15, 34).
Dans l’Évangile, nous voyons que Jésus prie Dieu en l’appelant « Abba ». Abba, en araméen, est un mot très simple que l’enfant utilise pour appeler son père. Un jour où je me trouvais sur les rives du Jourdain, (…) je vis un enfant sur le rivage qui voulait sauter dans l’eau, mais qui avait peur. Alors, il s’est mis à crier : « Abba ! Abba ! » et son père est arrivé immédiatement, lui a tendu les bras, et l’enfant s’est jeté à l’eau dans les bras de son papa. Je n’ai jamais oublié ce moment, avant tout parce que je me trouvais au bord du Jourdain, et puis à cause de ce cri : « Abba ! », suivi de l’arrivée immédiate du père. C’est devenu pour moi un symbole de la prière et de la vie spirituelle. On est sur terre et on a peur de l’eau, de la vie et on crie, on crie : « Abba ! Papa ! » C’est le cri de la confiance. C’est un terme affectueux qui signifie « mon cher papa ».
Mais pour arriver à prier ainsi, on doit traverser des moments d’épreuve, quand la prière ne semble plus avoir de goût, quand on ne sait plus bien à quoi elle sert, puisque, évidemment, Dieu ne nous répond pas de manière sensible. Et alors, quand on en arrive à ce point, où l’on se demande à quoi cela sert de prier, on peut dire : « Tu es mon papa, aide-moi. »
C’est à ce moment qu’entre Dieu et l’homme advient une sorte de symbiose, une union intime et très profonde (…). Mais même si notre prière part de ce cri : « Abba, papa ! J’ai peur, je n’y arrive pas, viens m’aider ! », cela ne se passera pas comme pour l’enfant sur la rive du Jourdain qui voit arriver immédiatement son père qui le serre dans ses bras (…). Cela se fera pourtant d’une manière plus forte que dans la vie sensible, d’une manière plus durable, éternelle, non passagère, parce qu’il s’agit d’une relation, d’un lien avec le Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible. Quand ce lien part d’un cœur de pauvre, il acquiert une force incroyable. Aujourd’hui, ma prière est devenue quelque chose d’extrêmement simple.
Ce texte est tiré des entretiens, jusqu’ici inédits, entre sœur Emmanuelle et Angela Silvestrini centrés sur les questions existentielles que chacun se pose. Éditions du Rocher, 17 €.