Erckmann-Chatrian, chantre de la République
La réédition des Contes fantastiques redonne vie à une œuvre qui raconte du point de vue populaire et républicain tout le XIXe siècle français.
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Émile Erckmann et Alexandre Chatrian
En 1962, en tête de sa réédition complète – quatorze volumes, belles gravures d’époque – des Contes et Romans nationaux et populaires d’Erckmann-Chatrian, Jean-Jacques Pauvert déplorait que ces textes fondateurs de L’identité républicaine aient disparu du paysage littéraire. Cette édition Pauvert, dont le dernier avatar date des années quatre-vingt-dix, est aujourd’hui introuvable, et Erckmann – Chatrian est à peu près retombé dans l’oubli.
Doit-on parler d’eux au singulier, au pluriel ? J’ai choisi le singulier, d’autant que, cas sans doute unique dans l’histoire des collaborations littéraires, seul Emile Erckmann, demeuré dans leur Phalsbourg natal, tenait la plume, tandis qu’Alexandre Chatrian, « monté » à Paris et employé à la SNCF, jouait un rôle d’éditeur : il discutait avec Erckmann du sujet du prochain livre, le conseillait au fur et à mesure de l’écriture, coupait, demandait des ajouts, et s’occupait ensuite de la publication. Quand Erckmann venait à Paris rendre visite à son ami, c’est dans une brasserie proche de la gare de l’Est, autour d’une choucroute et d’une chope de bière, que les pages écrites par Erckmann prenaient forme, se modifiaient, devenaient peu à peu les romans que nous connaissons. Considérer Erckmann comme le seul écrivain, et Chatrian comme un simple « placier » serait méconnaître les mystères de la création. Quand Chatrian, attiré par les feux de la gloire, écrira – seul – des pièces de théâtre à grand spectacle signées de leurs deux noms, il n’apportera rien à leur gloire. Et lorsque, à la fin de leur vie, à la suite d’une brouille dont on suit les traces dans leur correspondance (Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont- Ferrand), Erckmann poursuivra brièvement l’aventure de son côté, la magie aura disparu : l’unique volume romanesque publié sous son seul nom, Alsaciens et Vosgiens d’autrefois, ne vaut guère le mal qu’on se donne pour le dénicher. À lire aujourd’hui Erckmann-Chatrian, on se rend compte que ces récits qui ont baigné l’enfance de nos arrière-grands parents sont plus qu’un moment de la littérature populaire, mais bien l’un des massifs romanesques les plus idéologiquement cohérents que nous ait légué le XIXe siècle. Au même titre que l’œuvre de Michelet, leurs romans sont partie intégrante du socle sur lequel ont été fondées l’identité de la IIIe République, et l’école de Jules Ferry. Pierre Michon se souvient avoir découvert avec enthousiasme l’Ami Fritz et Histoire d’un plébiscite dans la bibliothèque de l’école de Mourioux, dans la Creuse, où sa mère était institutrice. Les 1 000 pages de l’Histoire d’un paysan sont comme une adaptation romanesque de l’Histoire de la Révolution française de Michelet et, à lire leurs romans dans leur continuité chronologique, on voit se dérouler un siècle d’histoire de France, depuis la convocation des États généraux jusqu’au plébiscite par lequel Napoléon III – dont, malgré leurs succès, ils restèrent de farouches opposants – a confisqué le pouvoir.
Lus et acclamés de leur vivant, « populaires » au sens littéral du terme, ils étaient voués aux gémonies par Flaubert, qui les trouvait « pignoufs ». C’est que l’« ermite de Croisset » avait, tout compte fait, le snobisme des petits-maîtres germanopratins d’aujourd’hui, incapables de sentir une langue si elle ne sort pas de Paris. Car la langue d’Erckmann-Chatrian est tout sauf « pignouf » – avec ce que ce terme suppose de lourdeur, de vulgarité, de patauderie. La langue d’Erckmann-Chatrian, au contraire, est un modèle de limpidité, un mystère de transparence évocatrice. Un repas décrit par Erckmann-Chatrian (à la différence de l’étouffant repas de noces des Bovary) agite les papilles gustatives, fait monter l’eau à la bouche : Erckmann-Chatrian est concret, sensuel. Jacques Laurent, qui savait ce qu’était écrire, était perpétuellement émerveillé par ce sens du « petit détail » – un objet, une lumière, une odeur – qui, chez Erckmann-Chatrian, donne vie à une scène romanesque.
À côté des romans « nationaux » qui ont fait sa réputation, Erckmann-Chatrian a consacré nombre de récits à sa région natale, et la IIIe République verra en lui, non sans nostalgie, le chantre des deux provinces perdues, des villages enfouis sous la neige, des tavernes enfumées, des chopes de bière et des confidences au coin du feu. Ce qui est vrai, même si l’Ami Fritz, leur roman le plus célèbre, se déroule ni en Alsace ni en Lorraine, mais… en Bavière ! La plupart des contes et nouvelles d’Erckmann-Chatrian s’inscrivent dans ce décor : Contes des bords du Rhin, Contes vosgiens. Dans cet ensemble imposant, les contes fantastiques se taillent la part du lion – en quantité comme en renommée – ce qui est justice : ils sont les plus « hoffmanniens » de la littérature française, moins intellectuels que ceux de Nodier, plus authentiquement ancrés dans une réalité culturelle et géographique. Rares sont les ratés (hormis peut-être Science et Génies, le premier recueil d’Erckmann-Chatrian, une œuvre de jeunesse).
On peut donc, après avoir commencé par Hugues-le-Loup, un chef-d’œuvre du genre, les lire au hasard, et pénétrer ainsi dans l’une des œuvres les plus célèbres et les moins lues de la littérature du XIXe siècle.
Christophe Mercier
Contes fantastiques, d’Erckmann-Chatrian, Éditions Omnibus, 1 069 pages, 29,40 euros.
N°92 – Les Lettres Françaises Avril 2012