Au cours de la campagne électorale, on a souvent lu ou entendu que Nicolas Sarkozy devait « reconquérir » les votes ouvriers qui « avaient fait son élection » en 2007 s’il voulait espérer être réélu, et que toute sa stratégie tendait vers ce but. Si ces affirmations tiennent à la fois du vrai et du faux, c’est à la fois parce que le comportement électoral des ouvriers évolue rapidement, ce qui le rend difficile à cerner, et parce que les causes de cette évolution sont souvent mal connues, ce qui brouille souvent les analyses.
La droitisation des catégories populaires aux États-Unis
Ce débat sur le rôle des classes populaires dans les élections est ancien, et il a débuté aux États-Unis dans les années 1980, période pendant laquelle l’attention des commentateurs était concentrée sur les Reagan Democrats, ces électeurs populaires du Midwest qui auraient basculés du camp démocrate au camp républicain grâce à Ronald Reagan. La science politique américaine a depuis montré que la classe ouvrière, largement acquise aux démocrates depuis la New Deal, s’était progressivement ralliée au GOP à partir de la fin des années 1960. Pour expliquer ce phénomène, les chercheurs ont notamment montré que les catégories populaires sont sensiblement conservatrices sur les enjeux culturels (questions de mœurs, rapport à l’immigration et à l’insécurité, protection de l’environnement, etc.) que la moyenne de la population. Toutefois, jusqu’aux années 1960, ces enjeux étaient secondaires pour les citoyens et ne provoquaient pas réellement de débat entre les partis aux États-Unis. Le libéralisme (au sens américain) des ouvriers sur les questions économiques (intervention de l’État dans l’économie, redistribution des richesses au sein de la population) les poussaient donc à voter pour le parti démocrate, plus proche de leurs valeurs sur ces enjeux.
Toutefois, les transformations économiques ayant eu lieu après la seconde guerre mondiale ont provoqué de profonds changements sociaux. Ronald Inglehart a ainsi montré que au fur et à mesure de la satisfaction des besoins les plus élémentaires des individus (manger, se loger, avoir un travail), ceux-ci se sont tournés vers des biens immatériels (liberté individuelle, implication dans la vie politique et sociale, etc.) qui ont provoqué l’apparition de nouveaux clivages et donné naissance aux enjeux culturels.
Ainsi aux États-Unis, la naissance de la social issue dans les années 1960 est liée à l’imbrication de la question raciale, de la criminalité et de la redistribution des richesses : si une majorité des Américains étaient a priori favorables à la déségrégation dans le Sud et aux vastes plans sociaux mis en place par Lyndon B. Johnson, ils eurent vite l’impression que seuls les afro-américains en bénéficiaient au détriment d’une classe ouvrière blanche légèrement plus favorisée, et donc exclue du processus de redistribution et de surcroit inquiète d’une criminalité assimilée aux banlieues noires. Cette évolution expliquerait pourquoi les ouvriers blancs se sont peu à peu tournés vers le parti républicain, et à l’inverse pourquoi les élites libérales urbaines et diplômées votent de plus en plus en faveur du parti démocrate.
Ainsi dans les années 1960, les ouvriers blancs votaient plus de 10 points au-dessus de la moyenne des américains en faveur du parti démocrate. Dès l’élection présidentielle de 1968, cet avantage est réduit à néant, et il s’est même transformé en un déficit à partir des années 1980. Aujourd’hui, le GOP est sans contexte le parti des ouvriers blancs américains.
Graphique 1 – Le vote des ouvriers blancs américains pour le parti démocrate par rapport au vote de l’ensemble de la population (présidentielles)
Une évolution similaire en France
L’évolution du vote des ouvriers français a été globalement similaire, avec toutefois un décalage dans le temps. En France aussi, les ouvriers ont toujours été conservateurs que la moyenne sur les enjeux culturels. Ainsi, en 1969, une enquête réalisée par la Sofres sur « l’Ouvrier Français en 1970 » montrait que 71% des ouvriers estimaient qu’il y avait « trop de Nord-africains » en France et que seuls 27% acceptaient que les contraceptifs soient en vente libre. Ces résultats présentaient cependant peu de différences entre les ouvriers de gauche et de droite, preuve que ces enjeux culturels n’étaient à l’époque une motivation du vote ou une question politique, mais de simples opinions. D’autres études ont montré que dès les années 1960, les ouvriers français étaient moins ouverts aux immigrés ou aux membres de religions autres que le christianisme. Ces observations restent aujourd’hui d’actualité, comme l’a récemment montré Pierre Bréchon. Sans doute le niveau de diplôme est-il plus prédictif du conservatisme social que l’appartenance professionnelle, mais les ouvriers français restent globalement plus nationalistes, plus autoritaires, moins tolérants et moins attachés aux traditions démocratiques que l’ensemble de la population. A l’inverse, ils sont sensiblement plus favorables aux mesures permettant de redistribuer les richesses au sein de la population, ainsi qu’à l’intervention de l’État dans l’économie.
Comme aux États-Unis, les enjeux culturels sont devenus de plus en plus importants pour expliquer le vote de certaines catégories sociales en France à partir des années 1980. Tiraillés entre le conservatisme culturel et leur penchant de gauche en matière économique, les ouvriers se sont peu à peu détachés de la gauche au point qu’au premier tour de l’élection présidentielle de 2007, ils étaient pour la première fois moins enclins que la moyenne à choisir des candidats de gauche. Partie avec près de 20 ans de retard par rapport aux États-Unis, la révolution politique qui a provoqué le basculement à gauche des ouvriers a fini par pleinement toucher la France il y a 5 ans.
Graphique 2 – Le vote des ouvriers français pour la gauche par rapport au vote de l’ensemble de la population (1er tour présidentielles/législatives)
Des singularités françaises : immigration, insécurité et Front National
Pour autant, la situation française n’est pas totalement comparable à ce qui s’est passé aux États-Unis sur aux moins deux plans. Tout d’abord, les enjeux qui ont provoqué ces profonds changement dans le comportement électoral des ouvriers (mais aussi, de manière inverse, des cadres et des diplômés du supérieur) ne sont que marginalement liés aux valeurs religieuses (droit à l’avortement, homosexualité) qui ont occupé aux États-Unis une place majeure pour expliquer ces réalignements. Ce sont plus les questions d’immigration et d’insécurité qui ont poussé les ouvriers vers la droite.
Ensuite, le système partisan français, bien plus éclaté que le duopole démocrate/républicain américain a fait naître un parti qui a immédiatement préempté ces enjeux culturels spécifiques. L’émergence du Front National dès 1984 a ainsi provoqué une « tripartition » de l’espace politique français : les partis de gauche s’adressant aux individus économiquement de gauche et culturellement libéraux, les partis de la droite parlementaire aux personnes économiquement libérales et culturellement conservatrices, et le Front National aux électeurs économiquement de gauche et culturellement conservatrices.
2012, une année à contre-courant ?
Dans ce contexte, l’idée selon laquelle la droite à profité de ces changements dans le comportement électoral des catégories populaires est vérifiée comme le montre le graphique 2. Reste que cette droitisation des ouvriers ne semble pas avoir véritablement aidé Nicolas Sarkozy en 2007. Alors qu’il avait obtenu au premier tour 31% des voix sur l’ensemble des votants, il n’a recueilli que 17% des suffrages des ouvriers selon TNS Sofres, 20% selon CSA et 21% selon IPSOS. Pour ces trois instituts, le vote des ouvriers en faveur du candidat de l’UMP était donc bien inférieur à la moyenne. Si la droite a réalisé un score supérieur à sa moyenne lors de ce scrutin (cf. graphique 2), c’est donc grâce à la performance de Jean-Marie Le Pen : 26% des voix ouvrières selon TNS Sofres, 20% selon CSA et 23% selon IPSOS, contre seulement 10,5% dans l’ensemble de la population.
Cette progression de la droite chez les ouvriers au premier tour ne s’est d’ailleurs pas concrétisée au second tour, quand seul Nicolas Sarkozy était en lice. Selon IPSOS 46% des ouvriers ont alors voté pour le Président actuel, 47% selon l’institut CSA et 41% selon TNS Sofres. Ces chiffres sont donc là encore inférieurs à son score global (53%). Certes, sans les ouvriers qui ont voté pour lui, Nicolas Sarkozy n’aurait pas pu être élu, mais il est faux de considérer que ses résultats au sein de cette population étaient particulièrement élevés.
Le scrutin présidentiel d’avril-mai 2012 devrait, si on en croit les intentions de vote publiées jusqu’à présent, rester dans la ligne de 2007. Au premier tour, si Nicolas Sarkozy obtiendrait selon les différents instituts entre 25% et 30% des voix, son score serait nettement inférieur chez les ouvriers, malgré une plus grande dispersion des résultats due à la taille réduite des échantillons : entre 10% et 25% d’entre-eux serait prêts à voter pour le président sortant.
Graphique 3 – Les intentions de vote au premier tour pour Nicolas Sarkozy
À l’inverse, Marine Le Pen, malgré un net tassement de ses intentions de vote depuis le début de l’année, devrait comme son père obtenir de bons résultats chez les ouvriers : ils seraient environ de 20% à 40% à déclarer vouloir la choisir, contre entre 13% et 17% parmi l’ensemble de la population.
Graphique 4 – Les intentions de vote au premier tour pour Marine Le Pen
On ne rencontre pas un tel déséquilibre entre les intentions de vote des ouvriers pour les principaux candidats de gauche. François Hollande réaliserait chez ses derniers un score très légèrement inférieur à sa moyenne nationale, et Jean-Luc Mélenchon un score à peine supérieur (les dernières intentions de vote indiquent une percée dans cet électorat du candidat du Front de Gauche qui reste toutefois à confirmer).
Graphique 5 – Les intentions de vote au premier tour pour François Hollande
Graphique 6 – Les intentions de vote au premier tour pour Jean-Luc Mélenchon
Au second tour, le rejet de Nicolas Sarkozy risque bien d’être plus net au sein des catégories populaires que parmi l’ensemble de la population. Alors que le président de la République est crédité d’environ 45% des intentions de vote contre 55% à son adversaire socialiste, il ne recueillerait pour l’instant qu’approximativement 35% des voix parmi les ouvriers (avec, toujours, une variation importante due à la faible taille des échantillons). François Hollande serait le grand vainqueur parmi l’électorat populaire, avec près de 65% des voix, un score inédit pour un candidat de gauche au second tour d’une élection présidentielle depuis 1988.
Graphique 7 – Les intentions de vote au second tour
Certains pourraient expliquer cet inversement de la tendance à la droitisation du vote ouvrier par un rejet particulier du président sortant de la part des catégories populaires. Il semble toutefois plus prudent d’y voir un effet de la crise sur les préoccupations des électeurs : logiquement, les enjeux culturels deviennent moins prégnants, particulièrement parmi les électeurs moins favorisés, en période de difficultés économiques. Leur vote est donc plus déterminé par les enjeux économiques, sur lesquels on a vu que les ouvriers restaient plus proches de la gauche, ce qui explique leur net tropisme pro-Hollande au second tour, bien plus fort qu’en 2007 en faveur de Ségolène Royal.
Cet effet électoral de la crise ne doit pourtant pas masquer les tendances lourdes à l’œuvre dans tous les pays occidentaux depuis plusieurs décennies : le vote est de plus en plus lié aux enjeux culturels, ce qui explique pourquoi les catégories populaires choisissent de plus en plus les candidats de droite, et les catégories sociales plus favorisées (surtout du point de vue du diplôme) se tournent vers la gauche. Cette évolution, si elle connait une pause en 2012, ne devrait pas pour autant s’arrêter. L’exemple américain nous montre en effet que la tendance devrait se poursuivre à l’avenir.