Théodore Chassériau, La toilette d'Esther, 1841
On reconnait généralement à l'intellectuel palestinien Edward Saïd le mérite d'avoir le mieux analysé l'orientalisme, au sens d'une vision de l'Orient créée par l'Occident, qui se manifesta en peinture au XIXème siècle par un intérêt fantasmé pour les cultures des pays de l'empire ottoman. L'exposition du Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (jusqu'au 8 juillet), dont le titre "Les Juifs dans l'orientalisme" promet beaucoup, n'en tient guère les promesses.
D'abord parce que la moitié de l'exposition, si elle a bien sûr à voir avec les Juifs, n'a rien à voir avec l'orientalisme. Qu'une partie de l'exposition soit consacrée aux artistes juifs en Palestine avant la création d'Israël (dont l'ineffable Reuven Rubin), très bien, il y aurait beaucoup à dire sur le regard que ces immigrés d'Europe portaient sur les paysages et les indigènes (mais le discours critique qu'il faudrait alors avoir aurait du mal à trouver sa place ici, face aux mythes glorificateurs); mais on se trouve là dans une logique bien différente de celle des Français ou des Anglais en voyage, le discours tourne autour de la création d'un foyer, puis d'un état juif. Pourrait-on soutenir que le sionisme soit une forme d'orientalisme, en restant sur le terrain artistique ? Je ne crois pas.
Qu'une autre partie de l'exposition soit dévolue à des artistes juifs européens traitant de l'histoire juive, très bien, mais là encore, rien à voir avec le sujet : peinture à programme politique et/ou religieux, mais là aussi plus en rapport avec l'idéologie proto-sioniste qu'avec l'orientalisme.
Eugène Delacroix, Mariée juive au Maroc, 1852
Restent alors les premières salles de l'exposition, et d'abord celles sur les Juifs nord-africains. Delacroix y est évoqué (des dessins, des lettres) mais à peine montré (une toute petite et assez médiocre Juive d'Alger (ou Mariée juive au Maroc ? on trouve les deux; ci-contre), faute de la Noce juive au Maroc du Louvre), Théodore Chassériau et surtout Alfred Dehodencq y sont plus présents; mais il faudrait voir en même temps leurs tableaux 'arabes' pour se rendre compte qu'il y a entre eux peu de différence : l'accès aux familles juives maghrébines est certes plus aisé pour les peintres (et la possibilité de peindre les femmes), mais leur regard voit un même peuple sous deux religions, dans une unité esthétique et culturelle qui serait frappante si les tableaux étaient mis côte à côte, ce qui n'est pas le cas ici.
Horace Vernet, Agar chassée par Abraham, 1837
A noter un tableau de William Wyld assez étonnant, montrant l'émigration de Juifs d'Alger vers la Palestine, alors Ottomane, car fuyant en masse l'invasion française dont ils craignaient qu'elle réduise leurs droits par rapport à ceux dont ils bénéficiaient comme dhimmi en pays musulman : j'ignorais cet épisode (je n'ai hélas pas trouvé de reproduction; si quelqu'un...)
Il y a ici et là quelques allégations d'antisémitisme envers des artistes occidentaux qui s'attachent à trouver des 'types juifs' (ainsi envers John Evan Hodgson), mais il suffit d'aller voir à l'étage au-dessus dans les collections les photographies de Juifs maghrébins faites par la maison Georges Isaac Lévy, lesquels sont en tout point identiques aux types de Hodgson, pour se dire que c'est peut-être là un faux procès a posteriori; le regard antisémite européen ne semble pas s'être porté sur les Juifs arabes de la même manière, ou plutôt il se serait fondu dans le même racisme envers tous les indigènes. L'orientalisme, comme regard colonial, joue aussi sur les minorités, dont il fait des intermédiaires, des instruments de la colonisation, mais ce thème là, trop délicat sans doute, n'est pas du tout abordé ici.
Horace Vernet (Jazet graveur), Rebecca à la fontaine, c.1860
L'autre section orientaliste concerne la représentation de la Palestine antique et actuelle en peinture (et un peu en photographie). Horace Vernet (Rebecca à la Fontaine, peint d'après une jeune Arabe, connue par cette gravure de Jazet ci-contre), assimilant les Hébreux d'hier aux Arabes d'aujourd'hui, se fait accuser ici d'être "plus attaché à l'ethnographie qu'à la spiritualité" (je verrais plutôt cela comme une qualité, personnellement...). Il en est de même pour Abraham, Agar et Ismaël (plus haut), inspirés par des Bédouins (voir ici).
Les tableaux qui traitent de l'histoire des Hébreux n'ont guère, comme le relève fort bien Philippe Dagen, d'iconographie spécifique; ce sont des mythes qui sont représentés dans ces tableaux et la
Gustave Moreau, Salomé, c1874-1876
Salomé de Moreau pourrait tout aussi bien être une Médée. De fort belles femmes, d'ailleurs, chargées de mystère et d'érotisme, la Ruth de Cabanel, l'Esther de Chassériau (au début), qui a, selon le même expert, les plus beaux seins de toute l'histoire de la peinture (d'accord ? pas d'accord ?)
En somme, on aurait pu avoir là une belle exposition si le sens du mot orientalisme n'avait pas été détourné. Dommage...