Comme un bon nombre de livres de Mathieu Bénézet, Continuités d’éclats, publié aujourd’hui par les éditions Rehauts, est un livre d’un genre incertain, composite, hybride.
Je me suis demandé quel sous-titre on aurait pu ajouter en couverture, et j’ai envisagé plusieurs hypothèses.
En premier lieu : mélanges ou miscellanées, termes utilisés par l’auteur pour sous-titrer les deux parties de Ceci est mon corps, un livre publié en 1979, et qui auraient convenu ici dans la mesure où Continuités d’éclats mêle des notations et des réflexions sur la littérature (les œuvres de Mallarmé et d’André Breton sont omniprésentes, mais on croise aussi celles de Balzac, Hugo, Aragon, Michaux, Bataille et bien d’autres), parfois aussi sur la sculpture, sur la photographie.
Mais s’il n’était que cela le livre dégagerait ce que l’auteur appelle “une odeur de mort” alors qu’il doit être “un chant de vie”. Pour ce faire il faut incarner la littérature dans la vie des œuvres et de ceux qui les ont produites, d’où l’accumulation de petites choses, de petites anecdotes précisément situées dans l’espace (à une rue près s’il s’agit de Paris) et dans le temps (à un jour près). “Vous appelez ça un livre c’est un ramassis de dates de riens” écrit avec ironie M.B.
D’où un autre sous-titre possible (deuxième hypothèse) : roman, terme que l’auteur affectionne au point de non seulement l’ajouter sur la couverture de certains de ses livres mais même de l’inclure dans certains de ses titres (ainsi Le roman de la langue, publié par Christian Bourgois en 1977, ou Le roman des revues, écrit fin 2011 et publié en feuilleton sur le site d’Ent’revues, repris ensuite sur le site remue.net).
Roman, donc, mais comme le dit M.B. “roman sans intrigue, roman sans romanesque, une chose qui s’apparente au feuilleton, le feuilleton d’une génération dans la trace des corps et des vies ”, ce qu’il appelle “ le roman impossible”.
Plus précisément, roman d’apprentissage (une page de Continuités d’éclats le définit comme le lieu où le sujet, absent à lui-même, “le regard entièrement versé vers ce qui pourrait venir”, joue “sans atouts et sans carte maîtresse” au “jeu d’osselets de la langue” avec l’espoir de “suspendre l’arrêt de mort”).
Roman où, sans détour, le sujet, absent à lui-même, s’adresse à l’autre, à nous, “lectrice, lecteur”, dans le vouvoiement ou le tutoiement. Osons l’expression : roman d’amour.
L’auteur rapporte l’anecdote suivante : il est au Théâtre de la Colline, à Paris, avec Maurice Nadeau, Jérôme Lindon, Paul Otchakovsky-Laurens et Jean Ristat face à un public de bibliothécaires : “nous étions là et je respirais une odeur de mort / je l’ai dit quand est venu mon tour de parler / j’ai dit jusque-là je n’ai entendu que les discours de la mort / mort du livre ou mort de la littérature / j’étais vous le devinez un petit peu colère / alors de la salle éclairée mais pas trop /... / une voix féminine a questionné m’a demandé / Mathieu Bénézet pour qui écrivez-vous / après un silence j’ai dit j’écris / et là il importe que j’aille à la ligne / comme vous le faites pour marquer le suspens / j’ai dit j’écris / pour toi / il y eut un frisson dans la salle / un frisson perceptible / quelques rires vite étouffés”.
Passage un peu théâtral, certes, mais on est là, je crois, au cœur de l’écriture de M.B., de sa force émotive. “Ne t’étonne pas, dit-il, si nos écrits empruntent une forme épistolaire. Nous t’écrivons, et nous écrivons des lettres d’amour”. Dans un livre antérieur (je crois qu’il s’agit de La fin de l’homme, un livre très autobiographique sous-titré “roman abandonné”) M.B. disait déjà : “Où veux-je en venir ? Peut-être simplement à ceci : toi”.
Mais Bernard Delvaille, auteur du volume Mathieu Bénézet publié en 1984 chez Seghers dans la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui, dit à juste titre : “Les livres de Mathieu Bénézet n’ont qu’un seul personnage : toi, qui est à la fois l’autre et soi-même”. Ce qui m’incite à envisager, pour Continuités d’éclats, un troisième (et dernier) sous-titre possible : biographie (je rappellerai que le second livre de M.B., publié chez Gallimard en 1970, a pour titre Biographies — et le s est essentiel — et pour sous-titre “roman”).
Biographie donc, mais de soi comme de l’autre, de l’écriture comme de la lecture, c’est tout un. Je cite : “Mais vous écrivez / Non je lis”, ou encore : “L’expérience à soi de l’écriture, qui est expérience de l’autre, expérience de lire l’autre”, ou encore : “Prête-moi ta voix, je ne m’entends pas”.
Pour finir, et puisque je n’ai jusqu’ici esquissé que des hypothèses, je voudrais formuler ce qui est pour moi une certitude. Continuités d’éclats est, comme tous les livres de M.B., un questionnement sur l’identité, plus particulièrement ici sur l’identité de la littérature (“Qu’est donc la littérature ? N’est-ce pas cette question même qui inachève le livre ?” écrit-il quelque part) et, inévitablement, un questionnement sur l’identité du livre (“Je n’ai toujours pas compris comment on pouvait écrire un livre. C’est de l’ordre d’un impossible qui me fascine”).
Je cite encore : “Qu’est-ce qui me bouleverse dans ma vie d’homme dès que je parle de “"livres" et de "littérature"” ? (...) Qu’est-ce qu’un livre, qu’est un livre ? murmurais-je en moi-même, traversant un square proche de mon domicile, et me dirigeant au plus vite vers le café où j’écris ces lignes. Et je songeais à une inflexion, l’inflexion d’une vie qui préparerait ce questionnement. ”
“Ce livre n’en est pas un” dit M.B. dans Ceci est mon corps.
Aucun doute : s’il avait fallu ajouter un sous-titre sur la couverture de Continuités d’éclats, ç’aurait dû être : Ceci n’est pas un livre.
[Jean-Pierre Chevais]
Mathieu Bénézet, Continuités d’éclats, éditions Rehauts, 2012