Magazine Amérique du nord

Education et valeurs (avant-propos) : l'exploration et le compagnonnage

Publié le 12 avril 2012 par Olivier Beaunay

Je confesse un rapport ambivalent aux valeurs. D'un côté, mon éducation me conduit à ne pas les considérer comme tout à fait inutiles ; de l'autre, mon parcours industriel m'incite à les regarder, sinon avec scepticisme, du moins avec l'exigence de les rendre aussi concrètes que possible ; ma formation anthropologique et mon expérience multiculturelle enfin ont quelque peu malmené mon universalisme. Cette combinaison de lyrisme, de pragmatisme et de doute aurait pu neutraliser le projet de les formaliser ; elle lui donne au contraire une méthode utile.

Les valeurs, nos valeurs, ne sont en effet ni vraiment descriptives - elles ne se confondent pas avec la réalité : nous n'aurions nul besoin de les énumérer dans un monde parfait à nos yeux -, ni totalement prescriptives - à être de purs objectifs, elles perdraient le socle de l'histoire et de la réalité sur lequel elles doivent toujours s'ancrer un peu sauf à évacuer toute dimension éthique de nos existences ce que, avec ou sans Dieu et même chez les sales types, je ne crois pas possible. Une valeur est fondamentalement une tension entre le rêve et l'idéal et c'est cette tension-même entre le déjà là et le toujours à construire qui fait sans doute l'essentiel de son intérêt. Sous cet angle, on peut alors mener l'exercice sans avoir trop à craindre de sombrer dans l'incantation ou le panégyrique. 

Etait-ce la réactivation à travers la naissance de ma fille de lectures plus ou moins anciennes allant de Rousseau à Pennac en passant par Dubet, Robinson ou Christensen ? L'occasion de mettre en pratique un certain nombre de contributions éducatives de portée plus générale (des cours de soutien scolaire, un exposé sur les "nouveaux papas", un séminaire de culture générale, un plaidoyer pour la mobilité internationale - on en passe et des meilleures) apportées à diverses institutions depuis une vingtaine d'années ? L'effet du bouleversement inévitable, dès les premiers mois de la paternité, d'une hiérarchie que l'on croyait pourtant solidement établie ? Ou, à l'inverse, le signe d'une incapacité à inventer au fil de l'eau ce qui finirait par s'imposer de soi-même et plus sûrement par l'exemple que par la réflexion ? Une façon de se rassurer en se donnant, au-delà d'écarts inévitables, l'illusion de la maîtrise ?

Sans doute entra-t-il dans ce projet un peu de tout cela à la fois. Dès avant la naissance de ma fille, je me suis interrogé avec force sur les valeurs que je souhaitais lui transmettre. Les choses ne se sont guère arrangées après coup. J'ai aussi questionné les autres - famille, amis, collègues, camarades - en recueillant des réponses qui parlaient de bonheur ou d'éducation, dont je confesse qu'elles m'ont le plus souvent laissées sur ma faim. En fait, à l'exception notable de l'éclairage que m'apporta là-dessus une amie canadienne et de la longue réponse que finit par me faire mon père sur le sujet, j'eus le sentiment général que cette question de la transmission des valeurs n'en était pas réellement une pour la plupart des parents. Dommage : je rêvais sur l'éducation d'un manifeste de génération qui fût le contraire d'un système éducatif, une sorte de bricolage amical dans lequel les leçons de l'expérience se seraient joyeusement mêlées à l'exercice d'une pensée libre (1).

En réalité, nos vues sur le sujet dépassent rarement un ensemble de réflexes conditionnés que nous a refourgué notre propre éducation et que vient le plus souvent affermir plus que questionner une sorte de confiance instinctive dans ce que nous sommes. Bienheureuse confiance ! Je suis, donc j'éduque. L'éducation a ses raisons, que la raison ignore. En somme : on est ce qu'on est, il faut ce qu'il faut, ça coûtera ce que ça coûtera... Je ne prétends d'ailleurs pas que les éducations réfléchies soient meilleures que les autres ; j'inclinerais même à penser qu'elles tourneraient plus volontiers au désastre. J'ai pourtant persisté dans ce projet au point de noter de-ci de-là, entre un premier pas et une énième couche, quelques valeurs qui m'ont semblé dignes d'intérêt au long des premiers mois, puis des toutes premières années de ma fille. 

Je l'ai fait sous l'effet à la fois d'une hantise et d'une révélation. La hantise serait de disparaître avant d'avoir pu réellement entamer avec elle une série de conversations sur ces sujets qui allassent au-delà des "colloques" que je tiens avec elle depuis sa naissance dans un charabia improbable, sorte de mix d'ontologie, de swahili, de jeux et de langages des signes. Je nous trouve parfois bien confiants en effet, entre les tsunamis qui se lèvent et les gens qui tombent, de faire comme si l'éternité était devant nous. Il ne me semble pas complètement idiot dans ce contexte de tâcher de laisser là-dessus quelques vues personnelles, ne serait-ce que pour donner à ma fille une occasion rêvée d'en prendre le contre-pied plus tard (2).

La révélation vient d'une intervention d'un professeur de management à Harvard, Srikant Datar, à l'occasion d'une étude de cas relative à une start-up (3). Srikant est un homme respecté tant pour l'étendue de ses connaissances que pour sa sagesse ; il fut d'ailleurs retenu par ses pairs, il y a deux ans, parmi les trois candidats au poste de Dean de l'Ecole. Cet homme bienveillant établit un jour un parallèle qui me sembla lumineux entre la conduite d'une entreprise et l'éducation d'un enfant à partir d'une réflexion sur les frontières.

Pour simplifier le propos et m'en tenir ici au sujet qui nous occupe, il défendait l'idée que les systèmes de valeurs sont d'autant plus nécessaires que nous évoluons dans un monde incertain. A défaut de pouvoir connaître non seulement toutes les réponses aux questions d'aujourd'hui, mais aussi toutes les questions aux réponses de demain, il pouvait être utile d'établir un certain nombre de jalons de nature à guider ce mélange d'exploration et de compagnonnage à quoi peut peut-être se résumer une éducation méritoire. J'en ai tiré un encouragement à poursuivre cette recherche.

_____

(1) Heureusement, les choses ont fini par s'arranger chemin faisant et diverses contributions viennent régulièrement enrichir depuis lors cette conversation ouverte. Je les tiens pour une part essentielle de cette recherche. Les conversations ordinaires sont souvent banales. Elles ont nourri chez moi, de longue date, une sorte de pessimisme radical sur la communication définie comme échange authentique. Mais ce pessimisme est aussi actif : il explique peut-être que j'aie fait de la communication mon métier comme pour prendre le contre-pied de cet état de fait. Il ne compte pas non plus pour rien dans mon gon goût pour la modélisation : en permettant de dépasser le caractère irréductible des expériences, seule la théorisation ouvre en effet l'espace d'un véritable échange, c'est-à-dire d'une recherche commune de la vérité. "Qu'avez-vous à nous apprendre du monde ?" demandait souvent un homme respectable qui ne confondait pas le tourisme avec la philosophie, et qui faisait de cette introduction le critère de ses affinités. Il avait raison. La banalité est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir.

(2) Je note que ce travail de contestation a déjà commencé depuis l'âge d'un an et demi environ. Mais il prend à cet âge un caractère de contestation systématique, volontiers ludique, qui s'inscrit dans un processus de construction psychologique, non dans un exercice de contestation morale.

(3) Voir à ce sujet le rapport Harvard sur http://oliveretcompagnie.blogspirit.com : (1.1.2.) Le temps des remises en cause (l'éthique de responsabilité selon Srikant Datar).


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