Chacune de nos habitudes est un enjeu commercial. Et
les plus grandes entreprises mondiales n’ont de cesse de nous en inventer de
nouvelles, attirées par les effets de masse et les promesses de bénéfices qu’un
geste, même dérisoire, induit dans sa multiplication et ça nécessité absolue,
fut-elle éphémère (bénéfices publicitaire générés, accumulation et revente de
données personnelles, profilage publicitaire etc.). Ainsi, naissent, renaissent
les modes, les accessoires, tourne la consommation. Et, difficile pour ces prédateurs aux dents longues
de regarder fleurir les succès des autres dans ce domaine ; on est jaloux
de ses sujets, on en veut beaucoup et on les veut pour soi. C’est sans doute
pour des raisons similaires que la société Facebook s’est mis en tête de
racheter la petite application Instagram pour à peu près 1 milliard de dollars.
L’application photo jouit aujourd’hui d’un grand succès populaire, un effet de
mode qui la rend actuellement assez incontournable, argument suffisant pour que
Facebook, auréolé de l’idéal du monopole, décide de ramener à lui la chose et
les usagés qu’elle draine. Dans le monde du web, comme ailleurs, se dessinent
les silhouettes de grands mastodontes se partageant le gâteau en grosses parts.
Et bientôt, comme un phénomène stellaire, les grosses massent agrègent presque
naturellement les petites particules qui gravitaient autour. Et l’enjeu est de taille lorsque l’on sait la
place, toujours croissante, qu’a pris le
web dans nos vies. On se rappelle une opération similaire il y a quelques
années : le rachat de Youtube par Google anticipant la généralisation de
l’utilisation de la plateforme vidéo et les espaces publicitaire induits. Que
promet quand à lui Instagram pour que l’application apparaisse comme un enjeu
commercial ? En apparence, Instagram, c’est une petite application de
retouche photo, pas tellement novatrice, sinon par sa simplicité d’utilisation
et les outils de partage avec lesquels elle fricote. A vu d’œil, Instagram ne
révolutionne pas la photographie, ne la renouvelle même pas, ni même ne rend
meilleur un piètre photographe. Encore, sur ce point, sans doute
fonctionne-t-elle sur l’impression qu’elle donne au photographe de faire une
« belle » photo, métamorphosant le cliché en quelque chose de plus
doux et romantique, d'aimable. Déjà à ses début, la photographie entendait s’inspirer de
la peinture pour se hisser du rend de technique à celui d’objet d’art. Non sans
mal, on s’en souvient. Il faut dire alors que tout en elle faisait semblant, le
pictorialisme jouant du flou, des défauts de définition et de tous les
accidents possibles à la prise de vue comme au tirage pour évoquer le travail
manuel, le poudré du fusain ou une sorte de tachisme pictural (c’est là faire
de l’histoire de l’art à la hache, mais passons, puisque ce n’est pas le sujet).
C’était là être dans l’effet. Certaines de ces photographies ne nous disaient
rien d’autre que ce vague à l’âme feint, faisant éclater le grain à qui
mieux-mieux, floutant autant que possible les crépuscules et les lointains.
Encore ne peut-on leur en vouloir plus que ça, les images avaient la beauté
d’un âge, de ses expérimentations, et dans leur mariage impossible, elles
avaient leur nouveauté. Les progrès techniques ont été ce qu’ils ont été :
les optiques, la compacité des appareils et leur rapidité à prendre les vues,
la couleur… l’instantané du Polaroïd. Et chaque photographie porte en elle la
trace de cette histoire technique, de ses conditions d’existence. Sentimentaux
comme nous le sommes, on a souvent regardé par dessus l’épaule du temps ces manières
anciennes qui nous plongeaient immédiatement dans les souvenirs, la nostalgie
d’une enfance passée, les témoignages de nos origines. Toute avancée requalifie
ce qui l’a précédé, le connote. En art on sait qu’il faut se méfier de la
tendance au procédé, à l’application d’une recette, à ces séductions faciles
auxquelles on peut succomber facilement si l’on manque d’esprit critique et
nous feraient tomber dans la manière, quitter l’éthique pour l’esthétique.
Encore en communication, en publicité, on a besoin que le message soit clair
pour tous et le cliché se justifie par son efficacité bête : il faut
donner l’impression de fraîcheur, mettez moi du bleu clair ; l’impression
que c’est nature, mettez du vert ; l’impression que c’est comme dans un
rêve, floutez ! On s’accommode de ce cynisme. Mais j’ai du mal avec toutes
ces images que l’on voit, qui arborent fièrement leurs effets comme ces recette
industrielles « façon grand-mère ». On se séduit à l’aide de flous,
de couleurs forcées, de bords arrondis, on fait comme. Est-ce que c’est parce
que l’on ne veut pas voir comme c’est réellement ? Que l’on se refuse à
l’habiter son temps, son monde ? Qu’on veut se consoler de quelque
chose ? Qu’on veut que le beau se loge dans des principes rassurants,
douceâtres d’un passé fantasmé plutôt que dans l’incertitude du jour ? Le
procédé Instagram m’ennuie, m’exaspère. Ce qu’il fait croire aussi. Aucun
progrès, aucune chose vraiment belle ne sera possible tant qu’on s’en remettra
à ces manières pour, par la photographie, habiter le monde. On n’en sera qu’à
mentir, glousser, se tapisser les yeux d’un monde qui n’existe pas. On répondra
à des effets de mode, on ne fera pas ce que l’on croit faire, on disparaitra
derrière de grands groupes occupés à faire de nous des données exploitables
financièrement. Car, oui, pour y revenir, l’intérêt d’Instagram, outre celui de
donner à une photo de chat l’aspect vintage, c’est de fournir une base de
données supplémentaire à celui qui s’en saisi.