Etre attentif au Lien collectif, et agir de manière à en cultiver les multiples aspects, demande de la part de tous ceux qui s’attellent à cette tâche, managers, leaders, responsables d’équipe, du courage et une réelle implication personnelle. Mais aussi - ne le cachons pas - des compétences particulières (on parle parfois de «compétences non techniques», ou soft skills, pour les distinguer des "compétences métiers", liées à l’activité elle-même). En somme : un savoir-faire relationnel. Or, faute d’équilibre entre ces deux pôles (d’un côté, la technicité, le métier ; de l’autre, le collectif, le travailler-ensemble), une organisation ne peut fonctionner efficacement de manière durable.
M. est un directeur des achats extrêmement compétent dans son domaine, exigeant et professionnel, très concentré sur les objectifs de production de son service. Il est modélisant, mais en même temps, son implication est telle (il travaille jour et nuit, semble infatigable) que cela a des effets délétères. Tous ses collaborateurs ne peuvent, bien sûr, prétendre à un semblable engagement. M. est partout, sur tous les fronts, et de fait, quelques mois après son arrivée, son équipe obtient des résultats spectaculaires. Le directeur général, ravi, lui tresse des louanges. Ce que personne ne semble voir, c’est que, derrière lui, la troupe s’épuise.
Après deux années de ce fonctionnement, une épidémie de burn-out se déclenche, en même temps qu’un grand nombre de départs de collaborateurs. L’exigence extrême et l’incessante stimulation de la compétition ont produit d’excellents résultats chiffrés, qui ont masqué une insuffisance d’attention aux besoins des personnes, à la cohésion du collectif, jusqu’à conduire à une impasse de management (car, au-delà des dégâts et de la souffrance pour les personnes, ceci aura aussi un coût important pour l’organisation).
Je ne fais pas de procès d’intention à ce manager, dont je peux témoigner qu’il n’était pas maltraitant, mais sincèrement dévoué à sa tâche - et doté d’une grande capacité de travail. Il n’était pas le seul responsable. D’autres facteurs, liés à la culture de l’organisation en particulier, entraient en ligne de compte. Mais, de fait, cet homme, très compétent dans son métier, l’était bien moins dans son management. Faible capacité d’empathie et d'écoute, obsession de la «rationnalisation» et du zéro défaut, perfectionnisme exacerbé. Il était véritablement handicapé lorsqu’il s’agissait de comprendre tout ce qui se jouait dans les communications interpersonnelles, les questions de motivations, les enjeux "humains" de ceux qu’il cotoyait.
Son mode de fonctionnement épuisant privait tout le monde d’oxygène, à commencer par ses collaborateurs directs, débordés par son omniprésence dans tous les dossiers, et manquant d’empowerment. Finalement, malgré les performances du service, le coût pour l’organisation a été considérable : une instabilité de l’équipe, des conflits, des arrêts maladie, le départ de personnes de valeur. Mis en difficulté, M. a choisi de partir pour rejoindre une organisation concurrente. Il se sentait incapable de faire face à ce qui était devenu un sérieux problème de management : le relationnel, disait-il, ça m’ennuie, ce n’est pas mon truc. (Je peux témoigner d’ailleurs, qu’au moment de son départ, il n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui n’avait pas fonctionné, et vivait toute l’affaire comme une injustice, persuadé d’avoir tout donné dans son job.)
Cette histoire nous rappelle que beaucoup d’organisations, particulièrement en période tendue, privilégient le quantitatif (le résultat chiffré de la production de l’équipe, par exemple), et tout ce qui va avec, le reporting, le contrôle - et considèrent comme secondaire, anecdotique ou franchement hors-scope, le "qualitatif", le non-chiffré (mais pas non-mesurable) : "l’humain" comme on dit parfois drôlement dans les entreprises.
A la décharge des managers, on reconnaîtra que la conformité à l’air du temps n’encourage guère à porter une attention sensible au collectif en tant que tel. Ce qui est sûr, pourtant, c’est que, prendre en compte comme priorité de premier rang le "relationnel" au sein d’un collectif, est le meilleur moyen, pour un manager, de se préoccuper de l’essentiel. Car, quelque soit le secteur d’activité, la forme de l’entreprise, sa production, son marché, ses concurrents, etc, il est toujours pertinent, pour le management, de viser le renforcement du "tissu relationnel" - le lien entre les collaborateurs. Face à des obstacles, des difficultés internes ou externes, de nouvelles étapes à franchir, l’organisation sera plus à même de les surmonter (plus résiliente), plus rapide et réactive, si les relations professionnelles sont riches et de qualité au sein du collectif. L’attention à la dimension relationnelle (que l’on pourra appeller le management) n’est pas un luxe ou une lubie : c’est autant une question de vie que de survie.