Rendre compte d'une exposition à thème est toujours délicat. Non seulement il vaut mieux avoir lu le catalogue en détail (et celui-ci comprend des textes sur la mémoire et sa répression de Freud, Kafka, Roth, Pierre Nora et Saint Augustin, à côté d'auteurs plus contemporains), mais encore il faut naviguer, plus qu'à l'accoutumée, entre subjectivité artistique et raisonnement intellectuel.
Micha Ullman, Observation, 2009
Le Museum on the Seam, à Jérusalem, ne dépend pas de l'Etat et se définit comme un musée socio-politique et ses expositions tournent en général autour des grands thèmes agitant la région : la coexistence, l'(in) égalité, le droit de protester, la maison, la terre, l'eau, l'environnement, la peur de l'autre, la tension,... On peut être d'accord ou non avec son point de vue, mais c'est un des rares endroits dans ce pays où on se préoccupe de l'autre (même si...) et où on expose Mounir Fatmi (non sans polémiques), Lida Abdul ou Djamel Kokene. Le musée est située sur la ligne verte, frontière internationalement reconnue d'Israël nonobstant l'occupation de Jérusalem Est, dans une vieille maison palestinienne occupée et transformée en poste de combat. Cette sculpture de Micha Ullman, Observation, perchée sur la terrasse, surplombe la voie rapide qui suit le tracé de la ligne verte : à gauche le quartier ultra-orthodoxe de Mea Sharim, à droite la Jérusalem arabe (de moins en moins avec l'extension des colonies) avec l'ancienne porte Mandelbaum (la maison au toit rouge cachée par un arbre). Réalisée par Ullman pour être montrée là en permanence, c'est une maison renversée, trouée de balles, mais aussi un visage avec ses orifices sensoriels.
L'exposition en cours, Beyond Memory, finit juste à côté avec ce mur de Shilpa Gupta dans lequel le mot Memory se détache sur le ciel, face à la vieille ville : cet endroit est un lieu de mémoire, un conflit de mémoires pour tous, une tentative par certains de se réapproprier toute la mémoire du lieu, un effort par d'autres d'y résister. Au loin, à l'horizon, on peut voir l'autre Mur, celui qui divise, qui occupe, qui vole. Ici, il ne peut y avoir d'art apolitique, ou sinon hypocrite, car le lieu est trop prégnant; il ne peut y avoir non plus d'art simplement militant, mais engagé oui, témoignant de la complexité et du drame, et cette pièce de Shilpa Gupta est, de ce point de vue, remarquable, sans commune mesure avec celle similaire du Mac/Val, qui paraît décorative et flottante à côté. L'art n'empêche pas l'horreur, dit le directeur du musée, Raphie Etgar, mais il peut et doit en rendre conscient. Cette exposition est faite ainsi d'images métaphoriques, au delà de la mémoire.
L'autre endroit du musée où l'histoire vous saute à la gorge est une salle assez obscure où subsistent les meurtrières où se postaient les snipers (à gauche de l'image). Y est projetée la vidéo de Lida Abdul In Transit où, dans un paysage aussi dévasté qu'à côté d'ici, une ruine, un vestige, le squelette d'un avion militaire écrasé au sol, devient, par la grâce des jeux des enfants qui l'ornent de rubans, d'étoffes, de cordes comme un cerf-volant géant, une sculpture joyeuse et méditative, un espace nouveau pour repenser et rebâtir, le support d'une fantaisie pour s'échapper de la dure réalité.
Tout en bas, huit aquatintes de Moshe Gershuni, dont j'avais admiré les mains tragiques il y a deux ans : elles sont titrées Blessed, Praised, Glorified, Exalted, Extoiled, Hornored, Magnified & Lauded, tous ces adjectifs qualifiant Dieu dans le Kaddish. Gershuni, qui se définit comme 'non religieux' et qui aujourd'hui prend ses distances avec ce travail de 1984 ('Today it seems absurd to me. What is all this babble about ?"), introduit la présence divine dans son travail : ces gravures sont des tourbillons, des vertiges de méditation (religieuse ou pas), une ouverture vers une métaphysique que je trouve cent fois plus émouvante que les complications kabbalistiques de l'autre jour. Elles m'évoquent les faux marbres peints par Fra Angelico sous la Madone des Ombres à San Marco, autres vecteurs de méditation.
On retrouve aussi, entre autres, une animation de science-fiction de Samuel Rousseau, des images de New York diffractées de Mounir Fatmi, une très belle ligne d'horizon vibrante, tremblante comme un électrocardiogramme, de Rui Toscano (Lisbonne et le tremblement de terre de 1755) et, bien sûr, une installation du premier parmi les artistes mémoriels, Réserve : Fête de Pourim de Boltanski. L'empilement ci-contre de blocs de savon, Threat, de Shilpa Gupta semble être un tas de briques teintées comme une peau dorée. Entre évocation de la Shoah et construction du Mur, Gupta s'immisce et nous familiarise avec la menace, peut-être nous aidant à l'apprivoiser : utiliser un des savons effacerait la menace, et aussi la mémoire. Avec ses deux pièces, elle est sans doute l'artiste qui répond le mieux ici à cette quête au delà de la mémoire.
Photos de l'auteur (excepté la photo n°3, de Sophie Lenot)