Jean-François de Troy (Paris, 1679-Rome, 1752),
La Déclaration d’amour, 1731.
Huile sur toile, 72,3 x 92,2 cm, Berlin, Château de Charlottenbourg.
L’univers de la cantate française demeure encore largement aujourd’hui un terrain à défricher, la jeune génération des musiciens baroques hexagonaux, à quelques notables exceptions comme le Concert chez la Reine des Ombres, salué ici-même, n’ayant hélas pas eu la hardiesse nécessaire pour poursuivre le travail entrepris par leurs prédécesseurs tels, entre autres, William Christie ou Martin Gester, auteurs de très belles réalisations dans ce domaine. Pour le plus grand bonheur des amateurs et la confusion de ceux qui préfèrent le confort d’un répertoire rebattu aux exaltantes incertitudes de la découverte, le jeune Ludovice Ensemble, basé à Lisbonne et dirigé par le claveciniste Fernando Miguel Jalôto, a le courage de consacrer son premier enregistrement à cette partie encore négligée de notre patrimoine et de nous en offrir dans Amour, viens animer ma voix !, publié par Ramée, un florilège sauf erreur entièrement inédit.
La fin du règne de Louis XIV voit un Versailles de plus en plus pétrifié dans les lois de sa rigoureuse étiquette et ses rêves de grandeur aux ors quelque peu fanés perdre lentement sa prééminence artistique au profit de Paris, un basculement qui va s’accélérer entre la mort du monarque en 1715 et l’installation de Louis XV au château en 1722 pour ne plus jamais s’inverser complètement. Ce changement, qui en dit long sur l’évolution des mœurs du temps vers plus d’individuation et d’individualisme, va favoriser l’émergence de nouvelles expressions artistiques se démarquant des idéaux de grandeur propres à l’esthétique du siècle précédent : c’est le temps des pastorales galantes de Watteau, Lancret ou Pater et bientôt des scènes de genre de Chardin, c’est aussi celui d’un de leur équivalents musicaux, la cantate. Ce genre s’est développé dans le sillage de la sonate, acclimatée en France presque sous le manteau par une poignée d’amateurs de musique italienne à la fin du XVIIe siècle, au nombre desquels François Couperin, Sébastien de Brossard ou Élisabeth Jacquet de La Guerre qui en composèrent respectivement aux alentours de 1692 et dans les années 1695, avec les mêmes réticences dues à ses origines ultramontaines qui semblaient alors pour le moins suspectes aux tenants de la musique française, lesquels n’hésitaient d’ailleurs pas un instant à associer les deux formes dans leurs vitupérations. La période de floraison de la cantate a été aussi intense que brève puisque le premier recueil, signé par Jean-Baptiste Morin (1677-1745) et dédié, signe des temps, au très parisien Régent Philippe d’Orléans, en fut édité en 1706 et que Boismortier, s’il en donna en 1737 un Second Livre, fit suivre celui-ci, dès 1740, d’un volume de Cantatilles, qui en est l’avatar en tout point allégé. Mélange d’éléments français que Campra définissait, dans l’Avertissement de son Premier Livre de Cantates (Paris, 1708) comme étant « la beauté du chant, l’expression & notre [celle des Français] manière de réciter », auxquels s’en ajoutent d’autres directement issus de la Tragédie lyrique comme les Tempêtes et autres Sommeils, et italiens, tels les modulations rapides, l’emploi d’instruments) obligés ou de la forme da capo, la cantate doit à Jean-Baptiste Rousseau (1671-1741) sa forme traditionnelle, appelée être largement modulée par les musiciens en fonction des besoins, composée d’une alternance de trois récitatifs et de trois airs. Les textes abordent des sujets extrêmement variés, tirés de la mythologie ou de la Bible, mais aussi allégoriques, pastoraux, d’actualité et même comiques (voir, dans cette dernière catégorie, le disque de Dominique Visse et Café Zimmermann publié chez Alpha), qui forment autant d’instantanés de la vie des salons et des cercles artistiques au programme desquels ces pièces musicales de dimensions modestes mais parfois plus ambitieuses qu’il y paraît – songez à La Muse de l’Opéra de Clérambault (1716), résumé ironique de la musique lyrique de son temps, ou aux Cantates françoises sur des sujets tirez de l’Écriture d’Élisabeth Jacquet de La Guerre (1708 et 1711), dont on aimerait un jour entendre l’intégralité – ont figuré durant la trentaine d’années où elles ont été à la mode.
De ce fonds important estimé à environ 800 partitions, Amour, viens animer ma voix ! extrait trois superbes spécimens dus à la plume de Philippe Courbois, un musicien à la biographie obscure, dont on sait seulement qu’il était actif entre 1705 et 1730 dans l’entourage de la duchesse du Maine à laquelle il dédie ses Cantates françoises à I et II voix…, sa seule contribution à ce genre, publiée en 1710, où l’on retrouve Orphée proposé ici, et aux beaucoup plus célèbres Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), fait organiste de la Maison Royale de Saint-Cyr par la volonté de Madame de Maintenon en 1714, poste qu’il cumulait avec d’autres du même type dans différentes églises parisiennes, à qui l’on doit également cinq livres de cantates, dont le deuxième, daté 1713, contient le Pigmalion de ce programme, et André Campra (1660-1744), maître de chapelle de Notre-Dame de Paris en 1694 que l’italianisme de sa musique fit remarquer par le Régent, lequel favorisera sa nomination à la Chapelle royale en 1722, et dont on connaît surtout aujourd’hui le Requiem et les opéras, mais qui est aussi l’auteur d’admirables livres de cantates, le troisième et dernier, paru en 1728, contenant Le Jaloux que l’on découvre dans ce florilège. Si Orphée, pièce que son hésitation entre registres tragique et léger rend un peu inégale, est aussi pleine d’invention dans ses meilleurs moments, comme le martial air avec trompette « Peut-on refuser la victoire ? », Pigmalion et surtout Le Jaloux offrent une réelle unité d’inspiration qui regarde nettement du côté du théâtre comme le montrent, entre autres, la magnifique aria « Reine de l’amoureux empire » de la première ou, dans la seconde, l’irruption du récitatif « Taisez-vous, taisez-vous » interrompant la Symphonie d’ouverture, une formule utilisée, entre autres, par Händel en 1708 dans sa cantate italienne Aminta e Fillide (HWV 83). Il faut également signaler le soin avec lequel les parties instrumentales des trois œuvres sont écrites, illustrant le texte avec beaucoup d’efficacité et instaurant parfois avec le chanteur un véritable dialogue. Disons un mot, pour finir, de l’excellent choix qui a été fait de compléter cette anthologie de cantates par trois des Concerts en Trio publiés par Louis-Antoine Dornel (1685-1765) dans son recueil de 1723. Ce compositeur, qui fut organiste de Sainte-Madeleine-en-la-Cité (1706), puis de Sainte-Geneviève-du-Mont (1719) avant d’occuper, de 1725 à 1742, le poste convoité de maître de musique de l’Académie française puis de terminer sa carrière à la tribune de Saint-Germain-le-Vieil (1748-1757), a produit des œuvres instrumentales non seulement d’une facture soignée qui les rend très agréables d’écoute mais aussi d’un grand intérêt, car à la fois ancrées dans la tradition française par leur utilisation de mouvements de danse et relevant d’un style « galant » pétri de fluidité mélodique italienne, qui méritent bien mieux que l’oubli.
Les musiciens du Ludovice Ensemble et la basse-taille Hugo Oliveira (photographie ci-dessous) livrent de ce répertoire une vision d’une grande probité et d’un remarquable raffinement qui attestent d’un travail de réflexion en profondeur sur les œuvres et leur contexte. Ce qui frappe le plus dans ce premier disque en tout point généreux est sans doute l’excellente tenue de la réalisation instrumentale, qui sait allier une mise en place extrêmement rigoureuse à une intuition très juste du répertoire interprété. Les musiciens, tous d’une indiscutable solidité technique, se coulent avec beaucoup de naturel dans les exigences de ces pièces d’esprit très français qu’ils restituent avec la noblesse de ton et la retenue de sentiment idoines, tout en n’oubliant jamais de leur insuffler l’animation et la théâtralité indispensables pour qu’elles ne demeurent pas au stade de gravures aussi parfaitement ciselées que désespérément glacées. Accompagnateurs attentifs de la voix à laquelle ils offrent un écrin assez transparent pour la laisser s’épanouir mais suffisamment dense et réactif pour lui offrir soutien et dialogue, leurs qualités s’imposent avec encore plus d’évidence dans les trois pièces de Dornel, enlevées avec une vivacité qui n’exclut pas la tendresse, pleines de contrastes et de couleurs, et qui donnent envie d’en entendre plus. Sans qu’il démérite pour autant, on ne sera pas tout à fait aussi enthousiaste face à la prestation d’Hugo Oliveira, au timbre pourtant agréable et qui se montre soucieux de caractériser au mieux chacun des personnages qu’il incarne, ce à quoi il parvient d’ailleurs fort bien, mais qui ne réussit pas toujours à conserver une lisibilité ou une stabilité d’émission irréprochables, ce problème étant hélas accentué par l’utilisation, certes bienvenue mais toujours assez périlleuse, du français « restitué » ainsi que par une prise de son qui, si elle flatte les instruments, tend à positionner la voix derrière eux en la nimbant d’une façon assez artificielle. Fort heureusement, ces quelques accrocs demeurent très ponctuels et ne viennent pas gâcher la fête d’un disque dans lequel on sent clairement que chaque participant, stimulé par la direction d’une grande intelligence et d’une indiscutable sensibilité de Fernando Miguel Jalôto qui fait, en outre, preuve d’une très belle inventivité au clavecin, s’est investi avec autant d’enthousiasme que de cœur, parvenant sans difficultés à transmettre à l’auditeur son bonheur de faire revivre le théâtre élégant de ces joyaux chambristes.
En dépit de la petite réserve formulée ci-dessus, je recommande ce disque à tout amateur de musique baroque française en ne doutant pas un instant que le plus grand nombre sera sensible aux nombreux charmes qu’il exhale. Ce premier enregistrement courageux et globalement réussi désigne d’ores et déjà le Ludovice Ensemble comme une formation à suivre avec grand intérêt et on espère la retrouver rapidement dans ce répertoire qui lui convient parfaitement ou dans d’autres où il y a fort à parier que son esprit de chercheur nous promet quelques passionnantes découvertes.
Amour, viens animer ma voix ! Cantates pour basse d’André Campra (1660-1744), Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), Philippe Courbois (fl. 1705-1730) & Concerts en Trio de Louis-Antoine Dornel (1685-1765)
Hugo Oliveira, basse-taille
Ludovice Ensemble
Fernando Miguel Jalôto, clavecin & direction
1 CD [durée totale : 76’46”] Ramée RAM 1107. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Louis-Antoine Dornel, VIe Concert en Trio : Prélude
2. Philippe Courbois, Orphée, Cantate à voix seule et un violon :
Air : « Peut-on refuser la victoire »
3. Louis-Antoine Dornel, IIe Concert en Trio : Vivement
4. Louis-Nicolas Clérambault, Pigmalion, Cantate à voix seule, et simphonie :
Air : « Reine de l’amoureux empire »
Des extraits de chaque plage du disque peuvent être écoutés en suivant ce lien.
Illustrations complémentaires :
François Lemoyne (Paris, 1688-1737), Pygmalion voit sa statue s’animer, 1729. Huile sur toile, 212 x 168 cm, Tours, Musée des Beaux-Arts.
Jean-Baptiste Pater (1695-1736), Un Concert (dit aussi Le Concert amoureux), c.1730-33. Huile sur toile, 57,1 x 42,6 cm, Londres, Wallace Collection (photographie © The Wallace Collection).
La photographie du Ludovice Ensemble est de Sarah Fitzsimons. Je remercie Fernando Miguel Jalôto de m’avoir autorisé à l’utiliser.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Louis-Antoine Dornel (1685-1765), Pièces d’orgue, Simphonies, Cantate « La Fin des Siècles »*
Gilles Harlé, orgue J. Boizard (1714) de l’abbaye de Saint-Michel-en-Thiérache
*Arnaud Marzorati, basse
La Simphonie du Marais
Hugo Reyne, flûte, hautbois & direction
1 CD Tempéraments TEM 316018. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits de chaque plage peuvent être écoutés en suivant ce lien.