Avec Mine de rien s'achève, partiellement inaboutie, cahotante et comme vidée de ses forces, la trilogie par laquelle Annie avait rntrepris de raconter sa vie, considérée sous le triple rapport de ses relations au livre: Bouquiner, puis au tabac: Clopin-Clopant, et enfin à la souffrance. Ainsi s'exprime son compagnon François Chaslin dans ce texte poignant qu'est De guerre lasse, comblant les trous du récit laissés par Annie François elle-même, à la fin de sa vie. Au regard de l'intérieur se superpose ainsi celui du conjoint: deux réalités bouleversantes, intrinsèquement mêlées.
Tout commence donc un ténébreux 8 février 1991, quand les médecins de Annie François diagnostiquent un cancer du sein. Pas de quoi lui ôter le goût de vivre, ni celui pour son travail aux éditions du Seuil, ni la complicité avec François. Elle sait exprimer en revanche, comme nulle autre, l'altération de la fraîcheur et de l'innocence qu'entraîne la maladie quand tout bascule: la concrétisation de l'abstrait, dit-elle. Ainsi que dans ses précédents ouvrages, l'humour - même s'il fait un peu mal dans ce récit - reste une de ses armes favorites, dont elle use comme d'un bouclier fissuré, mine de rien: Tout milite pour réserver ses angoisses à ses médecins et confrères du malheur. C'est ainsi que j'ai créé le club des irradieuses - fort de quatre membres -, partant du principe qu'on ne peut parler de golf qu'avec des golfeurs et de cancers qu'avec des cancéreux. Même là règnent le mensonge, l'esquive, la dérobade. C'est pourtant dans ces cercles très fermés qu'on peut échanger de vraies informations et surtout se livrer à un humour noir salutaire. Je n'ai jamais autant ri qu'avec Domio, Danièle et Catherine.
Elle traduit aussi, avec beaucoup de justesse, la sensation du vide et de l'abandon qui suit un cap critique auquel succède un repos temporaire: Après ce combat intense, presque quotidien, centré sur ma bosse alimentaire, on me livre à mes démons intérieurs, qui adorent le vide et détestent l'action, d'où leur prédilection pour la nuit et les insomnies, pour les temps morts, bien nommés.
Si Mine de rien est un hymne formidable à la vie et s'attache à mettre en lumière - même en situation précaire ou dans la souffrance, la rage, le découragement - le bon côté des choses, son auteur n'en délivre pas moins quelques messages qui mériteraient d'être entendus de toute personne proche en pareilles circonstances: L'entourage baigne dans une abominable confusion des sentiments: angoisse et sollicitude, empathie et exaspération, tendresse et brutalité. Et, réciproquement, du malade envers son entourage. Fais gaffe, ma fille, fais gaffe. Ailleurs, Annie François ajoute: Son rôle est bien ingrat; même démoralisé, même ratiboisé d'angoisse et de fatigue, voire moribond, le malade est actif; même attentif, même aux petits soins, l'entourage est passif. L'un est acteur, souvent peu doué pour son rôle; l'autre spectateur qui ne peut ni applaudir ni huer la pièce qui se joue sous ses yeux. Une approche mutuelle à petits pas, qui réduit peu à peu la distance entre la scène et la ville. Le spectacle demeure, mais les amis intimes comprennent mieux les sautes d'interprétation ou d'humeur de l'actrice.
Le pire n'est pas la fuite, qui trahit une sorte de peur de la contagion de la mort, l'anticipation d'une séparation programmée. Non, le pire, c'est la sollicitude forcée, dit-elle encore.
Annie François a tenu le coup pendant dix-huit ans, forte de sa curiosité, de ses passions, de son entourage. Elle s'est éteinte en juin 2009. Ses cendres, mêlées de terreau, ont été enfouies dans un bel endroit, entre les racines d'un arbuste piquant, conformément à ses volontés...
Annie François, Mine de rien - Autobobographie suivi de:François Chaslin, De guerre lasse(Seuil, 2012)