Même si vous vous cramponniez
aux rideaux de la Kaâba
« Jusqu’ici, chez nous, notre peuple était gouverné par le Bon Dieu et l’impérialisme. C’était les deux responsables de nos malheurs ! Ce n’était jamais nous ! L’explication par l’impérialisme est entrain de passer au deuxième plan et celle du Bon Dieu arrive en premier. Nos intellectuels, au Maghreb, sont littéralement terrorisés par l’apparition d’un intégrisme religieux qui porte différents noms et divers masques. (…) Ces intellectuels se disent : « l’islam, c’est sacré ; surtout qu’on y touche pas ! Comment peut-on critiquer une religion et surtout chez nous ? ». C’est une attitude de passivité devant ce que j’appelle les premières formes de la terreur dans une société qui régresse et, à un moment donné, produit des monstres. » (Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur, Paris, Ed. du Seuil, p. 163, entretien daté de 1985)
Je remercie Mani L'Africain pour sa dédicace et pour son invitation à connaître l'Algérie. Je lui réponds par cette citation prophétique de Kateb Yacine et je poursuis dans le même sujet en publiant la deuxième partie des extraits que je consacre à la description de l'islamisme algérien par Waciny Laredj (La mémoire des eaux ذاكرة الماء ). Je voudrais commencer par un extrait qui évoque ces "intellectuels" et ces "universitaires" désengagés, "neutres", qui se sont soustrait à leur responsabilité historique en se taisant honteusement devant le meurtre barbare de leurs collègues (ou en l'approuvant). Je crois apercevoir en eux l'exemple à ne pas suivre pour notre génération. Car nous, nous avons compris que, du temps qui nous reste à vivre, nous entendrons parler d'islamisme chaque matin que Dieu fait. Nous avons compris que, dans nos sociétés qui sombrent, l'intrumentalisation de la religion en politique est LA question par excellence. Nous avons compris que l'islamisme, vaincu militairement, se régénère socialement. Ces pseudo-cultivés, nous les opposerons à ces autres visionnaires, tels Kateb, Lacheraf et Laredj lui-même, qui a mis par anticipation en roman la barbarie islamiste avant qu'elle ne se réalise dans les faits. Or, le rêve hamrouchien (de Mouloud Hamrouche) d'un islamisme soluble dans la démocratie, ces vrais intellectuels en connaissent quelque chose, pourvu que nous prenions le temps de les écouter...
De l’engagement de quelques universitaires :
[ On est dans la salle des professeurs d’un département de l’université d’Alger, Bouzaréah. Un enseignant à la barbe discute avec sa collègue voilée sur le récent assassinat qui a ciblé leur communauté. Ils font partie dit le narrateur de ce « tas d’enseignants qu’aucun évènement ne vient secouer. Ils ont le même avis sur tout pendant toute l’année. Rien ne les fait bouger. Ni les grèves, ni la mort, ni leurs collègue tombés à propos desquels ils ne tarissent pas : ils racontent leur meurtre avec détails et enthousiasme, comme s’ils en étaient témoins (…) ]
- Qui lui a demandé de parler ? Il a trop ouvert sa gueule ! Il a exagéré, non ? Non, ce ne sont pas les islamistes qui l’ont tué. C’est le pouvoir…Vois-tu mon frère, il n’a rien trouvé à critiquer sur la terre à part l’islam. Comme s’il n’avait pas devant lui les Juifs ? Il mérite son sort ! Il a lui-même appelé le malheur sur sa tête. Je lui ai dit, écoute Mohammed, fais comme a fait ton voisin ou change la porte de ta maison [= cache toi ou change d’immeuble]. Fais-toi petit et implore Dieu qu’il préserve ta tête. Fais toi comme l’herbe qui ne cherche qu’à vivre. Alors, celui qui s’est attaché avec ses propres mains, qu’il se dégage avec ses dents. [proverbes algériens]
- Je ne comprends pas, rétorque sa collègue emmitouflée dans un voile gris comme la peur, pourquoi cette vaurienne s’habille toujours en rouge et se moque de nous…
- Bon débarras ! Ce sont des communistes[1] ! Ils ont corrompu le pays, ses habitants et l’université.
- T’as vu, pendant la Guerre du Golfe, ils n’avaient pas soutenu Saddam. Ils l’ont méprisé. Puisque c’est comme ça, nous ne les soutiendrons pas aujourd’hui. Une balle dans la tête, c’est pas suffisant pour ces gens là !
(…) Ils ont continué en s’esclaffant de rire et en s’adonnant à une étrange hystérie… » (pp. 60-61)
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L’islamisation d’une ville :
« La nouvelle mairie [islamiste], dans le cadre de sa campagne de moralisation « a rajouté ses adjectifs à toutes les appellations simples. La mairie et devenue « marie islamique », le marché, « marché islamique », les toilettes publiques, « toilettes islamiques », les poubelles, « poubelles islamiques » …Même le café « Lotus », qui est devenu la marque spécifique de cette ville depuis longtemps, est transformé en un local de vente des « rideaux islamiques », importés de Taïwan, des Philippines, de Tati (France), … » (p. 54)
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« Ce peuple qui dépérit comme ses édifices, comme ses routes, comme ses entreprises, il est devenu simple foule (ghâchî). Il n’est conscient de rien et surtout, il ne veut rien savoir. A vrai dire, il ne se sent pas concerné par ce qui se passe dans son milieu. Il est prêt à se ranger sous l’étendard du premier vainqueur. Ils l’ont corrompu de l’intérieur jusqu’à en faire un roseau vide » (p. 53)
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Lettres de menace :
« Les lettres se sont ensuite succédées et aggravées. D’abord des conseils, puis de l’intimidation voilée, enfin des menaces explicites. La seule fois où j’ai pris très au sérieux ces menaces, c’est un jour où j’ai reçu une lettre estampée d’un cachet énorme qui n’inspirait rien de rassurant. » (p. 51)
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Le jour des assassins :
« Demain, c’est mardi. C’est le jour où les assassins ont l’habitude de sortir leurs couteaux pour égorger les intellectuels. Ils ont écrit sur les murs de la ville, dans les locaux commerciaux, sur les portails, dans les places publiques et les cafés populaires :
Ô communistes ! Vous serez égorgés même si vous vous cramponniez aux rideaux de la Kaâba (Mecque). Dis que le terrorisme est un ordre de mon Dieu. »
أيها الشيوعيون، ستذبحون حتى و لو تشبثتم بأستار الكعبة.
قل ان الارهاب من أمر ربي.
[Ce slogan s’adressait à des gens qui se reconnaissaient. Des intellectuels critiques, des francophones, des arabophones irréligieux ou laïques, des citoyens qui, pour une raison ou une autre, se sont opposés au projet intégriste de bâtir un Etat théocratique. Aussi, les autres versions ont le mérite d’indiquer avec plus de précision les cibles des hordes islamistes : ]
Ô mécréants, la main du djihad vous atteindra, fussiez-vous dans des forteresses inexpugnable ou accrocheriez vous les rideaux de la Kaâba. Dis que le terrorisme est un ordre de mon Dieu. (p. 232)
[Ou encore :]
لن يبقى لاءكي واحد في هذه البلاد الطاهرة، أرض علي و العباس .
Il ne restera pas un seul laïque dans cette contrée sainte, terre de Ali [Belhadj] et d’Abbas [Abassi Madansi]. (p. 253)
J’ai réfléchi un moment sur ce que je pouvais faire. J’ai regardé les parois de la pièce froide et à un moment j’ai éprouvé le sentiment d’une dure solitude » (p. 50)
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L’état refuse d’aider les citoyens à se défendre :
Je rentrais du cimetière où j’assistais aux funérailles d’un autre ami à moi, égorgé devant toute sa famille, après avoir été follement tailladé au couteau. ‘Ami Ismaïl me salua en m’embrassant, contrairement à son habitude. Il devinait ma douleur.
- J’ai entendu l’information à la radio. Que Dieu les récompense !
- ‘Ami Ismaïl, Dieu nous a complètement abandonné dans ce désert.
- Que veux-tu y faire ? Fais attention à toi, la situation devient de plus en plus dangereuse.
- Tu sais, oncle Ismaïl, parfois je me demande si nous connaissons vraiment cette société. Sinon, comment expliquer qu’elle enfante de tous ces assassins et de toute leur atrocité ?
- Je te dis vas, demande ton arme au ministère de l’intérieur. Je vois tourner dans ce quartier beaucoup de visages qui ne me reviennent pas. Des visages que je vois pour la première fois. Il faudrait que nous défendions notre droit à la vie !
- Nous sommes des intellectuels, oncle Ismaïl, pas des assassins !
- Ceci est un discours d’intellectuels mon fils. Les assassins ne connaissent rien d’autre que le feu et la lame.
- J'ai de toute façon demandé à ce qu’on me rende mon fusil. J’attends toujours la réponse du ministère de l’intérieur.
Le jour où j’ai reçu la réponse du ministère, je me suis demandé après l’avoir lue si réellement dans ce pays je possède la valeur d’un être humain. Je l’ai relue plusieurs fois en essayant de deviner ce qui se cachait derrière ce gros tampon rouge « Urgent – مستعجل » :
Vu l'état où se trouve le rangement des armes, nous regrettons de ne pouvoir vous rendre votre fusil pour le moment. Merci de votre compréhension.
"نظرا لوضعية ترتيب الأسلحة، يتعذر علينا في الوقت الحالي أن نعيد اليكم اسلحتكم.
شكرا على تفهمكم."
Qui leur a dit que je les comprends, pour qu’ils me remercient ainsi ?
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Le poème de Youcef :
Ô mon ami…
Ô mon peu d’ami…
Ô tout mon ami…
Ô moi-même…
Enlace la mer de tes mains et prend la route de l’exil
Remplis tes yeux de sa couleur et éloigne-toi
Prend chaque vague qui s’échappe d’elle et sors de cette vie
Et si tu en es incapable, entend son sanglot et son cri et quitte-la
Sinon, sois épris d’elle et fais-lui tes adieux
Rend lui un peu de son sable et de ses pierres, et voyage loin
Et si tu ne peux faire ça, met tes mains dans tes poches et suicide-toi
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Le meurtre d’un journaliste dans le silence de son quartier :
Ma mère n’arrive pas à oublier l’image d’Abderrahmane, alors qu’il dégringolait en direction de l’entrée, tenant de sa main son cou égorgé avant de tomber devant l’immeuble. Il s’est agité un peu puis s’est immobilisé. Au moment où elle le couvrait d’un drap blanc, elle maudît ce peuple qui se cache pendant qu’on commet le crime. Le crime qu’il observe au travers des interstices des fenêtres. Et quand les assassins libèrent le lieu, tout le monde descend pour regarder ce qui reste de la boucherie. Ce peuple se rend complice des assassins par son silence. C’est incroyable. Ma mère entendit un voisin murmurer à son ami :
- Mais pourquoi l’ont-ils tué ? C’était un homme bon, le pauvre. Il connaissait ses limites.
- Je te dis la vérité, mon frère, il n’a pas fait quelque chose de bien. C’était un journaliste communiste. Il avait insulté les Croyants dans ses écrits. C’est ce que disent les gens du quartier.
- Je ne sais pas lire mais je l’ai vu, il achète le journal chaque jour, il dit « bonjour » puis il rentre chez lui.
- Même moi je ne sais pas lire. Mais les gens qui savent m’ont dit que c’est un journaliste communiste.
Imaginez, un peuple entier est emprisonné dans la rumeur et poussé chaque jour vers une imagination mortifère.
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[1] Ce terme est extrêmement péjoratif dans la rhétorique islamiste. Il vient de l’Afghanistan où les « Moudjahidines » combattaient les troupes soviétiques. Il a été vite généralisé à tout ennemi de l’idéologie islamiste.
Prochainement, l'assassinat de Youcef.