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L'ennemi intime : un film injuste

Publié le 07 octobre 2007 par Naravas

L'ennemi était-il vraiment intime ?

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                   L’ennemi intime
nous raconte l’histoire du lieutenant « Terrien » (Benoît Magimel), jeune officier inexpérimenté, aux idées « idéalistes », qui s’est porté volontaire pour aller faire la chasse au commandant Slimane en Kabylie, chef d’un groupe FLN. Epaulé par l’admirable sergent Dougnac (Albert Dupontel), militaire rompu au terrain et aux méthodes spécifiques de cette guerre, il évolue au fur et à mesure des « missions » jusqu’à devenir lui-même tortionnaire. C’est un parcours à la fois dans l’évolution psychologique de cet officier et dans l’engrenage qui mène les deux protagonistes de cette guerre à toujours plus de cruauté. 

Le film veut nous faire croire à une sauvagerie bien partagée entre les deux camps. En la matière, on est aujourd’hui dans l’air à la mode du fifty fifty, ce qui ne manquera pas de plaire. Les bidasses  pratiquaient certes la torture (comment peut-on en douter?), mais le FLN aussi s’empresse-t-on de rajouter. Il n’avait rien à leur envier en matière de cruauté. Mutilation du cadavre du harki Rachid,  massacre collectif du village Taïda dont les habitants étaient soupçonnés de rallier l’ennemi, terreur d’un ordre moral imposé (un vieillard à qui on a ôté le nez et les lèvres pour avoir fumé), etc. Il s’agit certes là de l’évocation de faits historiques que l’état algérien aujourd’hui devrait voir en face, avec la plus froide objectivité. D’ailleurs, personne ne croit plus en son histoire héroïsée et nationaliste de la guerre d’indépendance. Nous rigolons quand nous entendons le chiffre savamment arrondi de 1,5 million de morts.

Mais doit-on pour autant rejeter l’histoire nationaliste pour souscrire à la version du réalisateur, Florent-Emilio Siri ?  Je ne le crois pas. Si le film a passablement montré le processus psychologique et historique qui mène de l’état de jeune militaire aux idéaux humanistes à l’état de tortionnaire, il n’a même pas mordu sur la psychologie du colonisé ; bien au contraire, il s’est contenté de présenter une image « pied noir » du FLN, bande de « fellagas » aux méthodes barbares et anti-humanitaires, exerçant une terreur sur les populations civiles pour les enrôler de force dans son combat.

Ce qui a permis une telle opération, c’est la rareté des moments véritablement « politiques » dans ce film. On peut les compter : c’est un prisonnier (Fellag), expliquant à son futur assassin Saïd, le harki, sa situation impossible au moyen d’une cigarette qui brûle des deux côtés. C’est le jeune officier Terrien qui rappelle à sa hiérarchie la contradiction entre ses méthodes et les valeurs de la République. Mais c’est à peu près tout. Le

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FLN est par exemple complètement dépolitisé. On ne voit de lui que des ombres assassines et impitoyables, des guerriers sauvages et anonymes prêts à surgir de nulle part pour égorger. Par endroit, les images virent même vers le jeu vidéo ou le film d’horreur.

Pourtant, le FLN, c’est d’abord des visages, des figures avant tout politiques. C’est Mohammed Boudiaf, déterminé à passer à l’action directe et à rompre avec le messalisme. C’est Abane Ramdane, architecte kabyle de la révolution, qui a fait d’un groupe inexpérimenté une véritable Armée de Libération Nationale. C’est Krim Belkacem, responsable de la zone de Kabylie pendant le déclenchement, artisan d’un maquis pré-révolutionnaire qui a rallié les six chefs historiques et a organisé depuis la Tunisie les opérations en territoire algérien, etc.

Non, le FLN n’est pas une bande d’égorgeurs qui pousse aveuglément dans l’horreur pour frapper l’esprit de ses ennemis et des « civils ». Il est l’émanation même d’une jeunesse populaire politisée, acculée au combat armé après que le « lobby colonialiste » ait obstrué l’espoir d’une solution politique et d’un accès algérien aux droits qu’accordent la « république » et la « civilisation ». Le FLN est l’aventure historique d’hommes hautement politisés, conscients du sort réservé aux leurs et déterminés à mettre fin à près d’un siècle et demi d’humiliation armée. Tous étaient prêts à donner leur vie pour ce combat, tant la vie ne valait rien en dehors de lui. Le FLN, c’est la réussite spectaculaire de cette aventure humaine, qui a vu adhérer les masses algériennes puis internationales à son projet.

C’est cette dimension politique qui ne transparaît pas dans les images de L’ennemi intime. C’est cette disproportion entre les exactions certes sauvages du FLN et l’industrie tortionnaire de la puissance coloniale. Comment peut-on expliquer que dans mon village, il y a en moyenne trois personnes torturées des mains de l’armée coloniale par famille, alors qu’aucune ne l’a été par le FLN ? Ce n’est pas parce que le FLN ne torture pas, c’est parce que la disproportion quantitative est telle qu’une comparaison du fifty fifty est franchement indécente. Le village Taïda dans le film est une évocation du Mélouza de la réalité. Ce dernier, formé d’une population ralliée au messalistes, a été massacré collectivement par le FLN, dans le but de s’imposer par la terreur comme seule force militaire et politique algérienne. Mais combien de Mélouza y a-t-il eu en Algérie ? On sait quel parti la propagande colonialiste a tiré de ce cas de massacre pour discréditer le FLN. Il y a une volonté de « mélouzisation » de toute la guerre d’indépendance algérienne. Et cette volonté dont tient le film à plusieurs endroits est tout simplement inacceptable. Mélouza ne sera jamais la moitié des crimes de la guerre de conquête, ni la moitié des disparus, ni la moitié des hommes passés par les « villas Susini » qui parsemaient le territoire de l’Algérie en guerre.

Non monsieur le réalisateur, l’ennemi n’était pas intime. Les Algériens et les Français de l'époque avaient beau faire la guerre contre l'Allemagne nazie ensemble, le lieutenant Terrien avait beau recueillir un enfant (Lounès Machène) sauvé d'un puits où l'avaient mis les massacreurs de son village, etc., il y avait un fossé entre les uns et les autres. "L'indigène" était séparé du soldat ou du Français d'Algérie par la distance d’un stade d’évolution : celui que la France coloniale instaurait entre le « primitif » et le « civilisé ». L’ennemi, pour une armée coloniale qui ne trouvait pas d’autre raison à son combat que « son honneur », c’était le bougnoule, le raton, devenu méchant et armé. Oui, ces troupes, dont le noyau dur était indiscutablement raciste, étaient animées d'un sentiment de supériorité humaine, doublée d'une volonté de revanche : parce qu'elles avaient échoué contre "le viet", elles sont venues se venger du "fell" (fellagas). Si torturer un tel ennemi était acceptable moralement et humainement, c'est parce qu'aux yeux du tortionnaire il n'était pas vraiment "humain". L’ennemi, c’était le représentant de la majorité « musulmane » ensauvagée, qu’on oubliait de regarder, jusqu’au moment où elle a décidé de se faire visible.

L’histoire de cette guerre est celle de paysans miséreux qui, un jour, ont décidé de se liguer contre le mépris racial et économique.

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L’Ennemi intime (Intimate Enemies)

Un film de Florent Emilio Siri (108 min., Fr/Mar,2006) Scénario de Patrick Rotman et Florent Emilio Siri
Avec Benoît Magimel (lieutenant Terrien), Albert Dupontel (sergent Dougnac), Aurélien Recoing (Vesoul), Marc Barbé (Berthaut), Vincent Rottiers (Lefranc), Lounès Tazairt (Saïd), Mohamed Fellag (le prisonnier).


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