Les romans durs de Simenon, 1937-1938

Par Pmalgachie @pmalgachie
Fin provisoire de la promenade dans les romans durs de Georges Simenon, à l'occasion de leur réédition en douze volumes dont les trois premiers viennent de paraître. Donc, aujourd'hui, c'est le tome 3, pour trois titres qui y sont rassemblés avec six autres.

Le Blanc à lunettesCinq ans après Le coupde lune, Simenon récidive. Il retourne en Afrique par le roman et par lechemin des touristes: pour regagner sa plantation de café au Congo belge,Ferdinand Graux passe par l’Égypte, jette un coup d'œil sur les pyramides, dortdans un palace à Khartoum...Georges Bodet,administrateur adjoint du Nyangara, au Congo belge aussi, fait le même trajeten compagnie de son épouse Henriette. Jusqu'à la frontière, Graux, surnomméMundele na Talatala (le Blanc à lunettes), les observe en se disant queHenriette n'est pas faite pour ce pays, pour ce climat. Puis les laisse pourtrouver, dans sa plantation, l'avion de deux Anglais qui s'y est écrasé. LadyMakinson est légèrement blessée, l'hélice est cassée, elle doit attendre lanouvelle pièce en provenance d'Europe, en compagnie du capitaine Philps quipilotait - et partage avec elle une intimité ambiguë.Graux, qui ne se posaitpas de questions sur ses propres nuits avec sa «ménagère», une jeune fille dequinze ans, est choqué par la liberté affichée de Lady Makinson, femme mariéepourtant et mère de famille. Au trouble moral du planteur, qui doit lui-mêmeépouser sa fiancée trois mois plus tard, quand elle l'aura rejoint après lasaison des pluies, se mêle bientôt un trouble physique: la belle Anglaise luifait partager sa couche.Teintée d'immaturitésentimentale, la rigueur de Graux s'écroule et les échos en parviennentjusqu'en France, dans ses lettres. Émilienne, la fiancée, qui est tout lecontraire d'une écervelée, décide de précipiter le mouvement et accourt auCongo... que Ferdinand a quitté sur les talons de Lady Makinson.La situation est grave,mais pas désespérée. Moins que dans le couple Bodet qui traverse une crise dehaine féroce. Tandis que Ferdinand reviendra peut-être guéri. La fin du romannous l'apprendra.Avant d'en arriver là, letableau de la colonie belge tel que le peint Simenon s'est imposé: desEuropéens sortis de leur environnement, mal armés pour s'épanouir en Afrique etpresque toujours désireux d'autre chose - ils ne savent pas quoi.Le seul personnage sansreproche, et qui fait montre d'une incroyable force de caractère alors qu'ellen'est pas préparée non plus, est Émilienne, la fiancée idéale. A peine arrivée,et parce qu'elle doit bien s'occuper pour ne pas trop penser à l'absence deFerdinand, elle retape et améliore le dispensaire, prend l'initiative deconstruire un pont pour faire gagner un quart d'heure de trajet aux ouvriers...Cette figure de femme est une des belles réussites de Simenon sur un terrain oùil n'était pas toujours à l'aise.

FaubourgRené Chevalier, qui sefait appeler de Ritter, peut-il encore croire qu'il est le même homme quand ilrevient après vingt-cinq ans dans la ville de sa jeunesse? Il est accompagnéd'une jeune femme de mœurs légères, Léa, dont les charmes sont bien utilespour trouver un peu d'argent. Car l'aventurier qu'il est devenu arrive sans lesou, ou presque. Dans un premier temps, personne ne le reconnaît, même pas samère. Il est comme un étranger dont Léa se demande ce qu'il est venuchercher...A contrecœur, il doitemprunter mille francs à sa tante Mathilde, qui n'est d'ailleurs pas sa tantemais une vieille amie de sa mère, et qui est la première personne de la ville àle reconnaître. Elle lui souffle que Marthe Soubirot, la fille du marchand dechaussures, doit toujours être amoureuse de lui. Pendant que Léa tient sous sacoupe le patron de l'hôtel, dont l'épouse est prête à payer une forte sommepour éloigner l'aventurière, un plan mûrit dans l'esprit de Chevalier: semarier avec un magasin de chaussures!A vouloir gagner sur tousles tableaux, Marthe côté officiel et Léa côté louche, il est évident queChevalier court droit à la catastrophe. Il est en quête de respectabilité, maisaussi et surtout il veut faire fortune, c'est d'ailleurs pourquoi il a choiside revenir :«- Les imbéciles, disaitRené, parlent avec mépris des petites villes! Moi qui ai fait plusieurs foisle tour du monde, je sais que c'est dans les petites villes que s'amassent lesfortunes... Et quelle paix! Quelle sérénité!»Faubourg est un romandans lequel Simenon restitue l'atmosphère d'une petite ville de province, avecses secrets que tout le monde a éventés depuis longtemps. Avec la minutie quile caractérise, il baptise chaque rue, chaque place, bien que la villeelle-même ne soit pas nommée. Il utilise aussi son expérience de journalistequand il fait entrer de Ritter (plutôt que Chevalier) dans le monde de lapresse.Le contraste estsaisissant entre ce que Chevalier dit avoir vécu sur tous les continents et sanouvelle quête immobile ancrée dans les lieux de son passé plus lointain. Leshistoires qu'il raconte fascinent, bien qu'elles soient si extraordinaires quecertains commencent à en douter. Mais l'aventure, la vraie, est au coin de larue: la double vie qu'il mène s'effondrera pour un sentiment qu'il s'imaginaitmal connaître, la jalousie.
Les trois crimes de mes amisPrésenté comme lecontraire d'un roman, Les trois crimes de mes amis embarrasse Simenon. Lespages initiales sont d'un auteur qui semble ne pas savoir par où entreprendreune histoire où il sera question de personnes - plutôt que de personnages,encore que ces personnes-ci font de fameux personnages - qu'il a bien connuesdans sa jeunesse, et où il parle aussi de lui sous son propre nom. Quant à direqu'il s'agissait d'amis, c'est peut-être excessif. Par ailleurs, il y a plus detrois crimes. Le titre lui plaisait probablement ainsi, puisqu'il dit avoir commencépar là.Impossible de raconterdes vérités avec ordre, avec netteté, écrit-il: elles paraîtront toujoursmoins vraisemblables qu'un roman.Le voici à décrire leclimat qui régnait à Liège pendant l'occupation allemande de la Première Guerremondiale, et ce qu'il en est advenu ensuite. Après la découverte des plaisirsfaciles, de l'argent gagné tout aussi facilement, dans un climat délétère oùles mœurs, c'est le moins qu'on puisse en dire, s'étaient considérablementrelâchées.C'est dans ce contexte quese suicide K., le plus fragile d'une bande de jeunes exaltés à la vocationd'artistes qui ont baptisé leur groupe «la caque». A suivre Simenon, on estlà devant la version authentique de l'événement dont il a aussi tiré un roman, Le pendu de Saint-Pholien.Alors que passent lesfigures de deux frères, qui terrorisent leur mère et finiront mal, les deuxprotagonistes principaux font leur apparition: Danse, un libraire qui aime lagloire et la chair fraîche; et Deblauwe, un journaliste, confrère du jeuneSimenon par conséquent, dont l'essentiel des revenus vient d'une jeune personnequi travaille pour lui «en maison», comme on disait alors, à Barcelone.Deblauwe tuera le danseurmondain pour qui sa maîtresse l'a quitté. Danse, lui, tuera en France samaîtresse et sa mère, puis son confesseur en Belgique pour échapper à la peinede mort - c'est une idée présente dans Le locataire, publié quatre ans plustôt. Simenon ne détestait pas repasser les plats.Il est vrai que ceplat-ci a le goût d'une question fondamentale: pourquoi ces deux-là sont-ilsdevenus des meurtriers alors qu'il a, de son côté, échappé à un destinidentique?De cette question et desréponses qui y sont plus ou moins apportées, il sort un livre où Simenon semontre tel qu'il était - ou au moins tel qu'il se voit avoir été - à l'âge oùil situe la fin des années d'apprentissage.