Ma mère, c’était bien elle (assez bien elle)
avec un tablier bordé de velours noir
et un petit lézard de diamants à son corsage.
Elle me dit : Je viens par le tunnel du rêve.
J’ai voulu entendre le canon avec toi.
Cette nuit il y aura une attaque.
Je répondais : mais non, mais non.
Alors, elle s’assit près de moi,
elle posa ses mains sur moi,
et elle était d’une tristesse immense.
Elle me dit : Tu sais, ton frère a son brevet de pilote.
Aussitôt,
j’eus douze ans à la campagne.
Après dîner, dehors, mon camarade
Charles dit : Il paraît
que des Américains volent.
Ma mère sourit en cousant.
Mon frère, toujours incrédule.
Et Charles dit : Je serai mort.
Il y aura une grande guerre.
Paul qui fume sous ce chêne,
volera et jettera
des bombes la nuit sur des villes.
Sur vos villes, fraülein Joséphine.
Je me réveille. Mon bras
tué s’emplit d’eau gazeuse.
Quelle heure est-il ? a-t-on dîné ?
Le lieutenant me lance un coussin à la tête.
Couche-toi donc, tu dors debout.
Je ne dors pas. Et je m’accroche
à la barque. J’entends des rires.
Mais une lame de fond m’emporte
habilement
dans les mers mortes.
Alors j’étais avec mon frère en aéroplane.
Nous planions à une extraordinaire hauteur
Nous volions à une extraordinaire hauteur
au-dessus d’un port où allaient et venaient des navires.
Il me dit : Tu vois sur ce bateau
juste au-dessous de nous
maman est dessus. Elle nous cherche.
Elle nous cherchera probablement sur toute la terre.
Jean Cocteau, extrait de « Malédiction au laurier », Discours du grand sommeil (1916-1918), précédé du Cap de Bonne-Espérance en Poésie/Gallimard, p.189 ou dans le volume des Œuvres poétiques complètes en Pléiade, p.421.
[Choix d’Ariane Dreyfus]
sur Cocteau, on peut consulter le site officiel du Comité Jean Cocteau et/ou lire ce grand article de Wikipédia