Monsieur le Président,
Mon général,
Messieurs les Professeurs,
Qu’il me soit d’abord permis de vous remercier pour votre présence à ce jury et de l’honneur que vous me faites d’y participer.
A cet instant, je voudrais surtout souligner la mémoire du Professeur Hervé Coutau-Bégarie qui aurait du être parmi vous aujourd’hui !
J’aimerais débuter ce propos en citant Albert Camus. Journaliste à Combat, le futur prix Nobel de littérature écrit dans Poésie 44 : "Mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde". Cet aphorisme pousse d’emblée à définir ce que j’ai l’intention de tenter. Quel est l’objet de notre thèse : J.F.C Fuller, Comprendre la guerre ?
Sa vie, bornée par l’avènement de Victoria Impératrice des Indes en 1876 et le début de l’enlisement américain au Viet-Nam, en 1966, pourrait être tirée d’un roman de Rudyard Kipling, tant les événements vécus sont extraordinaires. Un inventaire à la Prévert ne suffirait pas à qualifier l’Homme, tant l’épaisseur de sa personnalité est complexe et paradoxale. Officier général, Britannique, Européen, mais aussi, pro germanique, fasciste, antibolchévique, anti-communiste, antisémite, intellectuel, non-conformiste, rebelle, hérétique, iconoclaste, prophète, occultiste, agitateur d’idées, provocateur, journaliste, tacticien, stratège, doctrinate, historien ou philosophe… Cette cohorte d’adjectifs n’en fait pas aux premiers abords un personnage très attachant.
Et pourtant, lorsque l’on commence à découvrir l’œuvre, dense, volumineuse et profonde, le regard sur l’Homme change subitement : 48 livres et près de 120 articles majeurs publiés entre 1913 et 1961. L’œuvre de Fuller c’est encore plus de 80 textes de conférences dactylographiées durant l’hiver 1923-1924 alors qu’il occupe la fonction centrale de directeur de l’instruction au Staff College. C’est aussi des centaines et des centaines de pages de notes tactiques écrites entre décembre 1916 et mai 1918, comme chefs des opérations du Tank Corps. C’est enfin des relations épistolaires soutenus avec ses proches, dont des lettres, comme sa correspondance avec Liddell-Hart éclairant avec pertinence le sens de sa pensée.
Notre approche délibérée d’esquisser une telle biographie intellectuelle revient alors à mobiliser plusieurs champs de recherche historiques : sa biographie d’officier, entre l’histoire militaire et l’histoire de l’Empire Britannique ; sa pensée, entre l’histoire des idées et l’histoire des doctrines militaires mais encore son expérience de combattant de la Première guerre mondiale, entre l’histoire des technologies et celle des armements. Il s’agit surtout d’un travail transversal où tour à tour l’étude de l’anthropologie militaire, de la philologie, de la psychologie, de la biologie et de la langue anglaise deviennent le cœur du sujet !
Il me semble donc important de revenir sur les origines de ce travail de doctorat, de vous présenter les difficultés rencontrées, avant de tracer quelques grandes conclusions et perspectives éventuelles.
A) Les origines du travail de doctorat sur la pensée du Général Fuller.
Les origines de ce travail prennent leurs racines en 2002 lorsque j’ai commencé à lire L’alternative militaire de Liddell-Hart. C’est avec ce livre que je me suis rendu-compte de l’apport et de l’intérêt de Fuller pour la réflexion de l’officier. En 2002, je ne pouvais pas prétendre à postuler pour un concours de l’enseignement supérieur du second degré car j’étais un officier de recrutement semi-direct, scientifique et parlant allemand, c'est-à-dire une anomalie statistique susceptible de déranger un gestionnaire parisien ! Je me suis alors lancé dans l’apprentissage de la langue anglaise en lisant exclusivement Fuller puis en commençant modestement à le traduire de la langue de Shakespeare dans celle de Molière. J’ai pu alors postuler pour le concours du Cours Supérieur d’Etat-major tout en réussissant en parallèle une License d’histoire en 2004 à l’université de Limoges. Grâce au nouveau système LMD, j’abandonnais le latin et pouvais choisir la langue anglaise comme matière optionnelle principale au cours de cette première année universitaire. Pour préparer l’épreuve de tactique du concours, je pris la décision de n’étudier qu’une seule chose, qu’une seule bataille : La bataille de Cambrai planifiée par le lieutenant-colonel Fuller. Je pense alors avoir presque tout lu ce qui a été historiquement écrit sur le premier engagement de tanks "en masse". Grâce à mon étude de Cambrai et à ma License j’ai réussi le concours d’entrée du CSEM au mois de février 2005. Je suis alors allé rencontrer le professeur Hervé Coutau-Bégarie pour m’inscrire en Master à l’EPHE.
Dès le début de ma première année de Master, lors de mes recherches sur les écrits tactiques du Tank Corps au centre Liddell-Hart des archives militaires au King College London, j’ai été subjugué par le volume de travail et la perfection démontrée par cet officier supérieur dans sa préparation intellectuelle de la mission confiée. Fuller conçoit la tactique, rédige les plans, écrits les ordres, établit la doctrine, élaborer les principes d’entraînement et tire les leçons de ses réussites comme de ses échecs. Mes longues journées d’études au Department of War Studies ont provoqué une profonde réflexion sur la dimension contemporaine du travail et de l’engagement de l’officier. En lisant les premiers écrits laissés par Fuller je m’interrogeais sur le sens à donner au terme de soldat professionnel. Pouvait-on prétendre être un soldat professionnel en consacrant aussi peu de temps à l’apprentissage du champ de connaissances qui incombent au soldat dit de métier. Fuller livrait alors un message simple celui de l’étude approfondie de l’histoire militaire pour sortir l’officier de son ignorance et de sont statut de Professional amateur. Mais ce message, Fuller, était-il le seul à l’avoir délivré ? Je ne pense pas. Bien d’autres penseurs militaires l’avaient diffusé avant lui. Il me fallait alors trouver autre chose, quelque chose de plus fort, de plus singulier pour déclencher ses recherches doctrinales.
Quelle curiosité devait m’amener à approfondir un domaine et son application dans une dimension singulière ? Je trouvais le nouveau discernement de mon point d’application "Fuller" en prenant conseil chez les géologues. Le géologue observe toujours avec soin les lieux où deux plaques distinctes se juxtaposent. Il invite alors l’apprenti chercheur à trouver les transitions, les sutures, les passages, les points d’inflexions, les changements de saisons, les ruptures, l’instant de la bascule, c'est-à-dire les moments où un état défini des choses cesse d’être ceci pour devenir cela. Or, lorsque l’on étudie l’histoire, force est de constater que les périodes qui facilitent la pensée sont généralement des périodes de transition technologiques, d’évolution des idées, de révolution politiques ou sociales, de fractures démographiques. Soudain, l’étude de Fuller devenait pertinente parce que son œuvre résonnait comme le produit d’une transition d’une pensée militaire nouvelle qui nait des bouleversements politiques, économiques, scientifiques, sociaux et culturels entre le début de la seconde moitié du XIXe siècle et de la fin de la Première guerre mondiale. Dans cette jointure temporelle, la pensée de Fuller aidait à comprendre cette jonction dans laquelle les bourgeons de la pensée nouvelle s’opposent aux résistances aux changements qui définissent l’entropie historique.
En résumé, ce travail de doctorat est né d’une triple considération : l’importance de l’histoire militaire, comme fondement de la culture générale de l’officier ; l’étude exclusive et exhaustive d’un officier britannique non-conformiste enfin un cadre de la réflexion qui s’inscrit dans ce que les historiens anglo-saxons appellent "Horse-to-engine era".
B) Les principales difficultés rencontrées.
Tout au long de ces 4 années de recherches j’ai été confronté à plusieurs types de difficultés que je pourrais qualifiées d’internes, d’externes et de conjoncturelles.
1) Se faire affecter au Royaume-Uni.
Très vite il m’est apparut que ma position d’officier stationné en France métropolitaine n’était pas satisfaisante pour mener à bien mes recherches. En effet j’avais déjà pu constater, durant ma dernière année de Master, les contraintes imposées par des allers-retours en Eurostar vers Londres afin de pouvoir travailler au King’s College. Or, les sources sur lesquelles j’allais devoir travailler ne se trouvaient pas seulement à Londres. Aussi pour mener à bien mes recherches il me fallait disposer d’un capital temps énorme en Angleterre. Ensuite, je comprenais que mes recherches m’imposaient d’améliorer mon niveau en langue anglaise car pour véritablement apprendre une langue il faut chercher à comprendre la culture et la dimension civisationnelle du pays étudié. Confronté à ces deux problématiques majeurs, la localisation géographique des sources et l’étude approfondie de l’anglais j’arrivais à la conclusion logique qu’il fallait, pour pouvoir poursuivre ma thèse dans les conditions optimales, être impérativement affecté au Royaume-Uni d’Angleterre et d’Irlande du Nord. Ainsi, lorsque le 25 octobre 2009 mon ordre de mutation pour Albion a été signé, j'ai compris que j'avais eu raison de faire confiance à l'institution militaire, dont le discernement et la clairvoyance rayonnent depuis le sommet des armées
2) La constituion d’un corpus de sources : rassembler les sources et les écrits.
J’ai donc passé la moitié de mes recherches en vivant à Shrivenham dans le comté de l’Oxfordshire ce qui donna une nouvelle dimension à mon travail tout en facilitant mes démarches. Dès la fin de mon Master j’avais conscience que mes sources se trouvaient à Londres, au centre des archives LH, à Shrivenham, où les archives du Staff College de Camberley avaient été relocalisées à la création du JSCSC, et au camp de Bovington au centre des archives du musée des blindés. Dans ce dernier centre, à la demande du professeur Holden Ried j’ai été amené à classer puis à étudier un fond inédit, composé de 6 cartons d’archives car cela n’avait jamais été fait auparavant. Ce travail d’archiviste m’a offert la chance d’exhumer de nouvelles sources et des écrits de Fuller jamais exploités, comme son journal privé du Tank Corps.
Effectuer et mettre à jour un classement rigoureux des sources primaires ne représentaient pas une condition suffisante pour bâtir avec rigueur le corpus de ma thèse. J’ai du en parallèle rassembler les 48 livres écrits par Fuller. En effet, il n’existe aucune bibliothèque en Angleterre où l’on puisse les trouver dans leur intégralité. Certains sont considérés comme des livres rares. Mais ma principale difficulté fut de rassembler, puis de mettre à jour, la liste de tous les articles écrits par Fuller. Pour ce faire j’ai travaillé en Angleterre à Cambridge, à Oxford, à Londres et à Sandhurst, aux Etats-Unis à Fort Leavenworth et à Quantico, et en France à l’Ecole Militaire où j’ai déniché avec beaucoup de chance, 3 articles en français dans la Revue des Forces Aériennes.
3) Traduire Fuller.
Ayant constitué une bibliothèque privé comprenant tous les écrits, publiés par Fuller, je me trouvais alors face à un dilemme ! Peut-on raisonnablement prétendre étudier l’œuvre de Clausewitz sans être capable de lire Vom Kriege en langue allemande ? Par analogie, peut-on alors se lancer dans l’étude de la pensée du général J.F.C Fuller sans comprendre l’anglais avec un certain degré de perfection ? Voilà la principale difficulté de ces recherches universitaires. En effet, moins d’un dixième du corpus légué par le Britannique est accessible en langue française. La première question que se posait l’étudiant placé seul face à un tel monument de la pensée militaire fut : peut-on essayer de bâtir une réflexion puis un raisonnement sur de la lecture ou des souvenirs de ces lectures anglaises ? Les exigences de la recherche scientifique imposaient finalement la nécessité d’ouvrir le chantier lié à un long travail de traduction. Au bilan trois livres traduits dans leur intégralité, Training Soldiers for War, Generalship its diseases and their cure, The Foundations of the Science of War, et plus de dix chapitres apparaissent en langue française afin d’éclairer cette thèse. C’est l’objet du tome II. Ce travail de fourmi imposait d’une part de sélectionner les textes et les ouvrages clés du corpus étudié et d’autre part d’essayer de se transformer en étudiant en langue anglaise, ce qui initialement était totalement différent du champ de compétences de l’historien. En définitive, l’apprentissage progressif de la langue devint peu à peu l’outil indispensable pour comprendre le cadre civilisationnel de Fuller. Puis la maîtrise de cette langue fut le vecteur majeur pour assimiler l’ensemble des notions développées par le Britannique depuis 1914.
4) Créer sa propre méthode : "Apprendre-Comprendre-Utiliser".
Le temps consacré pour pallier la dispersion géographique des sources, la constitution du corpus puis le difficile travail de traduction doit être compris comme un simple travail préliminaire. Fort de cette première étape, il me fallait édifier une méthode de travail originale et efficace pour bâtir mon raisonnement. En m’appuyant sur mon corpus de sources je débutais une phase d’apprentissage des écrits de Fuller afin de les connaître pour mieux les synthétiser. Dans un second temps, j’abordais une phase d’analyse pour comprendre la portée de ses écrits c'est-à-dire tenter d’en saisir le sens profond ce qui m’amena à effectuer de nouvelles traductions. Enfin, une nouvelle étape de synthèse me permettait de replacer les écrits de Fuller afin de les mettre dans une perspective historique.
À partir de ce patchwork de difficultés, élaborer un plan n’a pas été sans poser de réels problèmes méthodologiques, notamment quand j’ai fait le choix d’une part de montrer tous les contours de la formation intellectuelle de Fuller et d’autre part de démontrer l’actualité et la pertinence de ses écrits. La somme de tous ses exigences aboutissait à un plan démonstratif en cinq points. Cependant ce plan peut aussi être compris comme un plan en 3 parties, L’Homme, l’officier en situation, le penseur de son temps et après son temps.
C) Quelques grandes conclusions et quelques perspectives.
La première brique de ces recherches s’est appuyée sur les travaux du Professeur Brian Holden-Ried et sur ses deux principales études, J.F.C. Fuller, Military Thinker et Studies on British Military Thought. A partir de ces textes de références j’ai pu, avec l’aide bienveillante du professeur déterminer les axes qui devaient être approfondis et les pistes qui n’avaient pas encore été explorés.
1) Fuller, disciple de l’Ecole Française pré-1914
Mon premier travail de traduction m’a conduis à une étude approfondi du livre Training Soldiers For War. En traduisant cet écrit de jeunesse on découvre que Fuller lit et traduit parfaitement le français et que part ailleurs il subit une profonde influence de l’Ecole française pré-1914. Le capitaine Fuller est donc profondément influencé par cette École française personnifiée par Foch, Grandmaison, Daudignac, Alléhaut, Montaigne…et surtout Gustave Le Bon et La psychologie des Foules. Cette affirmation se doit cependant d’être encadrée par des limites temporelles. Il s’agit de la préparation de Fuller au Staff College et de son année passée à Camberley, 1910-1914 ! Comme le démontre une lecture attentive de l’ouvrage Training Soldiers for War son auteur utilise avec une grande rigueur les notes de bas de page. Or, un décompte montre que 85 % des sources citées proviennent d’auteurs français. On pourrait encore allé plus loin en affirmant que Training est très proche de deux autres publications qui ne sont pas citées par Fuller. En effet, en marge des références données par le Britannique, l’étude de la pensée militaire française pré-1914 conduit naturellement à deux ouvrages clés : Vaincre et Essai sur la bataille. On y retrouve les thèmes majeurs développés dans l’ouvrage du capitaine Fuller. Ainsi une lecture attentive de ces deux livres immédiatement avant celle de Training Soldiers for War met en lumière des ressemblances saisissantes.
2) Fuller, précurseur de la polémologie
Si la formation intellectuelle du jeune Fuller s’est en partie appuyée sur l’Ecole Française pré-1914, il est intéressant, en retour, de montrer que la voie ouverte par l’historien français Gaston Bouthoul, l’esprit et la lettre de la polémologie, est présente dans les réflexions du le Britannique. En effet, lorsque l’on étudie l’ensemble du corpus que nous ont légué Gaston Bouthoul, René Carrère et Jean-Louis Annequin une question brûle les lèvres: le colonel Fuller ne fut-il pas l’annonciateur voire l’instigateur de la polémologie ? Chez Fuller comme chez les trois Français un souci constant sous-tend l’ensemble de la réflexion : la recherche des causes, l’étiologie ! Leurs analyses et leurs comparaisons permettent d’établir une dimension critique qui inscrit la guerre dans le temps historique de toute société et des événements qui la bouleversent : inventions morales comme le christianisme, inventions politiques comme la démocratie, inventions scientifiques et techniques, comme la poudre, la vapeur, l’électricité, l’aviation, l’atome et aujourd’hui Internet, inventions juridiques comme les Droits de l’Homme. Ainsi, cette démarche étiologique impose à l’officier de repenser complètement toutes les questions liées à la préparation et à la conduite de la guerre à l’aune des mutations sociétales récentes. En effet, sans cette réflexion, la préparation du temps de paix ne peut pas correspondre aux buts stratégiques. Comprendre le passé pour préparer l’avenir, tel est le sens de la démarche de Fuller et des polémologistes. En choisissant d’adopter le champ de la polémologie, les enseignements de Fuller deviennent un robuste tuteur pédagogique dont la pertinence et l’actualité doivent être les fondements d’une pensée militaire qui éclaire le présent tout en scrutant l’avenir. En définitive, l’approche polémologique offre une voie d’exploration de la pensée créatrice du Britannique.
3) Fuller, néo-Clausewitzien
A l’instar des Principes de la guerre ou encore de la notion de Generalship, l’œuvre de Clausewitz doit être vue comme une des principales sources d’inspiration des écrits de Fuller. Dans l’ensemble de ses livres, les citations empruntées au général prussien forment une sorte de rivière souterraine qui alimente constamment sa réflexion. Or, au début de l’année 1943 la publication de Machine Warfare montre que Fuller change ostensiblement d’attitude vis à vis de Clausewitz.
Ce changement est possible parce que Fuller a désormais accès à la traduction des écrits de l’historien allemand Heinz Delbrück. Dans l’ouvrage La Guerre Mécanique il écrit : "ce fut le général Carl von Clausewitz qui, dans ses considérations philosophiques sur les guerres napoléoniennes, interpréta le maître et, ce faisant, présenta au monde le travail le plus sérieux qui fut jamais écrit sur la guerre." Ce passage constitue le point d’inflexion de la pensée du Britannique. Au cœur de la Seconde guerre mondiale, son analyse de la conduite de la guerre propulse Fuller dans le domaine de la stratégie. Ainsi, sa lecture des événements passés et présents lui permet d’entamer une véritable synthèse de la pensée stratégique. Cette nouvelle démarche s’appuie sur l’étude de Vom Kriege , produite par Delbrück, qu’il utilise et prolonge avec pertinence et discernement.
Fuller doit donc être vu comme un précurseur de l’École des néo-Clausewitziens car il enseigne Clausewitz à la génération post-1945. Quelques mois avant la publication de The Conduct of War , il écrit à son éditeur : "As regards Clausewitz, my intention is not to outmode him, but - were there such a word - to in-mode him; to bring him into fashion [and] get people to read him instead of quoting him. The unfortunate thing about “On War” is that nine-tenths of it is now obsolete, and the one-tenth, which is pure gold, gets lost in the rubble. In my opinion, Clausewitz’s level is on that Copernic, Newton [and] Darwin - all were cosmic geniuses who upset the world…If my [Conduct of War] follows suit, it will not be because of what I have written, but because my study of Clausewitz compelled me to write it."
Avec son analyse de Clausewitz, Fuller livre la synthèse de sa vie de penseur stratégique, dont l’idée centrale est de remettre la politique au centre de la guerre. A sa façon et de cette perspective, il apparait comme un clausewitzien orthodoxe : la guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autre moyens, le militaire doit non seulement rester subordonné, mais encore le but du conflit ne doit jamais devenir « total », puisqu’il doit viser l’obtention d’une paix plus avantageuse. Pour le reste, il pense que le Prussien demeure trop partisan de la « guerre totale » et déplore le fait que sa mort prématurée l’ait empêché d’écrire un livre sur la "guerre limitée".
4) Fuller et la notion de Darwinisme militaire
Depuis le début des années 1990, de nombreux auteurs anglo-saxons utilisent fréquemment les vocables de Darwinisme militaire ou encore de Darwinisme stratégique sans avoir la rigueur d’en définir la filiation. En relisant Fuller, dans sa dimension anthropologique, le « phénomène guerre » n’est-il pas intrinsèquement la forme la plus simple de lutte pour la vie. En ce sens, le soir des obsèques du général De Gaulle, le président Pompidou déclarait à son homologue américain : "Les nations qui ne se défendent pas, ne survivent pas.»" Chez Fuller, l’analogie avec les théories du biologiste Charles Darwin a donné naissance à la Loi de l’évolution militaire, encore appelé Loi du facteur tactique constant. Cette loi repose sur 3 grandes tendances historiques :
- Il y a toujours une interaction entre le phénomène guerre et les civilisations ;
- Le meilleur armement gagne les guerres ou tout au moins il rentre pour 99% (chiffre assumé par Fuller) dans l’obtention de la victoire ;
- L’apparition d’une nouvelle arme est toujours suivie plus ou moins rapidement de la découverte d’un contre-perfectionnement de cet armement qui la prive de la supériorité qu’elle avait pu avoir un moment.
Cette loi est assimilable à du Darwinisme militaire car pour Fuller adepte de Darwin et de la sélection naturelle, elle doit être lue comme la loi de la protection. Si l’impact du danger dans le règne animal a pour conséquence l’élimination inconsciente de ce danger au travers de modifications physiques, pour l’homme, ces modifications, ces changements sont principalement représentés par les armements manufacturés par l’homme. Néanmoins, il serait particulièrement faux de voir dans la loi un quelconque déterminisme technique. Car, d’une part dans ses écrits, Fuller n’assujettit jamais cette loi au seul fait technologique puisqu’il explique : "ceux qui s’adaptent le plus rapidement et le plus parfaitement aux changements matériels, intellectuels ou moraux, sont ceux qui ont le plus de chance de survivre. En ce qui concerne l’histoire des organisations militaires, c’est la même chose : la civilisation est le milieu ambiant et pour rester apte à faire la guerre, les armées doivent s’adapter elles-mêmes à ces phases changeantes" D’autre part, la guerre qui est la manifestation suprême du Darwinisme militaire, avant d’être la représentation physique des luttes matérielles ou technologiques et des combats entre les hommes est "un conflit d’idée et de valeurs : des idées qui s’apprêtent à vivre et des idées qui étant devenus séniles vont mourir. En définitive, il s’agit d’un choc entre les choses qui vont devenir et celles qui ont vécues. Les guerres historiques sont par conséquent des luttes spirituelles (1)". La pensée de Fuller devient alors celle d’une philosophie de l’histoire. Ainsi, selon lui "pour avoir le maximun d’efficience, la destruction d’une idée doit être totale, ce qui signifie qu’elle ne peut être éliminée que par une idée plus acceptable".
Pour conclure cette adresse,
Je voudrais utiliser une tragédie grecque car le général Fuller aimait profondément le monde hellénistique et son théâtre. Parce qu’en effet, La vie, l’Homme, l’œuvre est semblable à une tragédie grecque. J’ai choisi Antigone de Sophocle car la sœur de Polynice incarne la révolte historique, une révolte de la pensée. Dans le Traité du Rebelle, Ernst Jünger écrivait en 1951 : "Est rebelle, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté".
Fuller est une véritable Antigone, un personnage rebelle dont la pensée fut en son temps mis hors la loi par l’Establishment. Dans un monde toujours plus uniforme, ce « rebelle » apporte la singularité. Par rapport au temps historique, ce "rebelle" a saisi le moment de la pensée opportune, le Kairos, pour rompre l’encerclement et introduire le grain de sable.
La pensée de Fuller est déterminée par rapport à ce qu’il voit se mettre en place sous yeux, non par rapport à des modèles dépassés. Sa pensée rebelle est mobile, dynamique et créatrice. En fin de compte, cet esprit de rébellion, peut-on osez rebellitude, s’inscrit dans une conjugaison permanente des antinomies de la pensée militaire illustrée par ce que je souhaite définir par le Syndrome de Thucydide. Au cœur de la guerre du Péloponnèse deux cités-États s’affrontent, d’un côté Sparte puissance terrestre, sinon tellurocratique, militariste, autoritaire et xénophobe, de l’autre Athènes, puissance thalassocratique, vivant dans une relative démocratie et ouverte vers l’extérieur.
L’impartialité politique et morale de l’historien grec présente le conflit sous l’angle de l’antagonisme entre deux systèmes de pensée, le premier celui d’hommes novateurs, vifs pour imaginer et pour réaliser des idées puis le second s’appuyant sur des hommes qui conservent l’acquis et n’inventent rien.
La pensée du Major-general J.F.C. Fuller soutient cette dialectique…voilà toute sa singularité : "Ce fut un affrontement entre deux écoles de la pensée, la première reposait sur la mémoire et la seconde sur l’imagination. Par conséquent, lorsque je critique les partisans de la première, il faut garder à l’esprit que le but de ma critique est de toucher leur habilité technique et non pas leur intégrité de soldat".
Lieutenant-colonel Olivier ENTRAYGUES
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(1) J.F.C. Fuller, Decisive battle, page viii. Juin 1940.