Paradoxe de José Maria Sert
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Etude de modèle nu
Le musée du Petit Palais, à Paris, propose une rétrospective de l’œuvre de José Maria Sert. Œuvre ? La question se pose. Nous hésiterons beaucoup à qualifier Sert de peintre. Nous lui accorderons tout au plus qu’il fut un décorateur. Malgré un sens assez fou de la démesure ou peut-être à cause de cela, son pinceau est lourd et rétrograde. Inutile de le comparer aux artistes de son temps, il ne tient pas une seule seconde. On ne suivra pas Claudel lorsqu’il écrivit dans le Figaro du 14 décembre 1945 : « José Maria Sert est mort ! José Maria Sert est mort ! Nouvelle déchirante ! Je perds le plus cher et le plus précieux de mes amis, et l’art perd le dernier représentant de la grande peinture. » Le catholicisme crée parfois des complicités douteuses, en art comme en politique. Cependant, Sert est bien l’auteur d’une œuvre, magnifique, passionnante, inventive, moderne. Elle n’est pas là où lui-même voulu la placer : il s’agit de sa photographie.
José Maria Sert est né le 21 décembre 1874 à Barcelone. Après des études chez les Jésuites, il adhère au cercle artistique Saint-Luc, où il fréquente notamment Gaudi, avant de s’installer à Paris. Il collabore au pavillon de l’Art nouveau de l’Exposition universelle de 1900. En 1907, il expose ses projets pour la cathédrale de Vich, travail qui ne le quittera pas de toute sa vie puisqu’il réalisa trois décors pour l’édifice. Il rencontre Maurice Denis, Forain, Jacques-Émile Blanche, Boldini et Proust. Au cours d’un voyage en Italie, il étudie la peinture vénitienne et Michel-Ange. Sa rencontre avec Misia Godebska, égérie des milieux artistiques qu’il épousera en 1920, lui ouvre de nouvelles portes mondaines, comme celle de Diaghilev, pour qui il peint le décor de la Légende de Joseph, ou Coco Chanel, dont il décore l’appartement. Parmi ses réalisations, on compte des illustrations pour Gide ou Claudel, des décors privés pour quelques millionnaires ou le hall du Waldorf Astoria mais aussi des commandes publiques telles que l’escalier d’honneur de l’hôtel de ville de Barcelone, le vestibule du Rockefeller Center, des cartons de tapisserie pour les Gobelins, le couvent San Telmo de Saint-Sébastien, la salle du conseil de la Société des Nations à Genève… En 1937, à l’Exposition universelle de Paris, il travaille pour le Pavillon Pontifical sur le thème des « martyrs espagnols », ce qui contribuera à donner de lui l’image d’un franquiste. Durant l’Occupation, il continuera son travail sans prendre parti tout en intervenant pour demander la libération de Max Jacob. Il meurt le 27 novembre 1945 à Barcelone.
Sert avait demandé qu’après sa mort toutes ses esquisses et toutes ses photographies, dont nul n’avait entendu parler, soient détruites. Elles resteront en sommeil jusqu’à leur découverte par la galeriste Michèle Chomette, qui propose aujourd’hui une exposition d’un choix d’œuvres représentant des mannequins ou des santons. Sert ne se savait pas photographe. Il utilisa ce procédé comme travail préparatoire pour ses toiles (contrairement à ce que d’aucuns pensent, Sert ne réalisa jamais de fresques mais bien des toiles qui étaient appliquées sur les murs à décorer). Il commença à se servir d’un appareil photographique pour se constituer un réservoir de motifs lors de ses nombreux voyages à travers le monde. Dans son atelier, il prenait des nus, essentiellement masculins, dans des poses souvent académiques et parfois plus originales. Une série montre un bébé dans toutes les positions imaginables. On trouve encore des natures mortes : aile d’oiseau ou coquillages dont il étudiait les détails, les modelés, les jeux de lumière.
Le travail photographique le plus intéressant se trouve dans les compositions qu’il prépare pour ses toiles. À l’aide de mannequins pour dessinateur ou de santons napolitains articulés pour lesquels il coud des costumes ou ajoute les ailes des anges, Sert compose les scènes qu’il peindra ensuite. Il réalise de véritables échafaudages de planches, de briques et de livres dont l’apparente précarité, qui nous fait nous demander comment cela tient, renforce l’impact des images qui en sont tirées. Ici, contrairement à sa peinture, par la pauvreté et la simplicité des matériaux, le monumental ne se confond pas avec le gigantesque. Nous sommes face à un théâtre dont l’humain, s’il est évoqué et non pas représenté, constitue le centre. Comme l’écrit Michèle Chomette : « Le tour de force magistral de Sert est incontestablement d’avoir su, dans ses photographies, exacerber l’expression du mouvement et de l’action ; la vie qu’il insuffle à des figures inertes par l’ardeur de ses mises en scène n’a d’égal que le punch avec lequel il les photographie. » Sert photographe est un metteur en scène qui fascine. Les positions des personnages, leurs habillages, les échafaudages répondent à la qualité du cadrage et des contrastes. Les rehauts d’encre, de crayon ou d’aquarelle, les quadrillages qui devaient servir à reproduire la composition sur la toile comme les gros points blancs des punaises qui avaient servi à fixer le papier dans le bac révélateur renforcent l’impact esthétique et énigmatique de ces images.
La phrase de Michèle Chomette que nous avons citée précédemment est extraite d’un texte intitulé « Sert photographe ou l’artificier piégé » (1) : il fut effectivement « piégé » par cet art. Citons encore cette étude qui situe parfaitement les enjeux esthétiques de l’art involontaire de Sert : « Rien à voir (…) avec la pratique de la photographie comme canevas de la peinture, car aucun canevas n’a d’existence propre ; or les photographies de Sert, même en l’absence de toute poursuite picturale, sont une évidence créative. Il s’agit vraiment de deux productions authentiques, parallèles et osmotiques, mais distinctes, et ce, même si l’une fut la mère nourricière de l’autre, et fut, comme ces nourrices venues du peuple, reléguée dans les communs et étouffée ainsi qu’un secret de famille ; c’est-à-dire, en l’occurrence, ne franchit jamais les limites de l’atelier et ne fût dévoilée ni par Sert lui-même ni par ses assistants. »