Étendu dans son lit, Ilia Ilyitch Oblomov a des soucis. Qui le verrait ne le remarquerait pas car rien ne saurait altérer l’inexpressivité de ce trentenaire un peu trop gras pour son âge. Ce n’est pourtant pas parce qu’il a des soucis qu’Oblomov est étendu :
« Pour Ilia Ilyitch, le fait d’être étendu, n’était ni une nécessité, comme pour un malade ou pour l’homme qui veut dormir, ni un hasard, comme pour celui qui éprouve une lassitude passagère, ni un plaisir comme pour un paresseux : c’était pour lui, un état normal. »
Oblomov traine toute la journée dans sa vieille robe de chambre rapiécée qui s’est, à l’usage, parfaitement adaptée à son corps, au point d’être comme une seconde peau. S’il néglige sa tenue, Oblomov néglige aussi son intérieur, sale et désordonné. Oblomov est pourtant un barine et il a un valet, le vieux Zakhare, mais si ce dernier est fortement attaché à son maître, il n’en est pas moins paresseux et tout aussi négligé que lui.
Bref, bien qu’il déteste cela, Oblomov a des soucis. Des travaux d’envergure doivent avoir lieu et son propriétaire le somme de déménager. Un malheur n’arrivant jamais seul, Oblomov vient d’apprendre par courrier que ses lointaines terres lui rapporteraient beaucoup moins d’argent. Il faut absolument réagir. Mais par quoi commencer ? D’abord s’étendre, réfléchir tranquillement, songer à prendre son petit-déjeuner. La décision est prise : il dirait à Zakhare de ne plus lui parler de ce déménagement et il écrirait au village pour donner des instructions. Voilà, c’est ce qu’il fera, mais plus tard et d’autant plus tard qu’Oblomov est sans cesse dérangé en cette matinée. On lui rend visite, on lui raconte toute l’agitation extérieure, on l’invite, on l’encourage à sortir, mais rien à faire : Oblomov ne s’intéresse à rien, il ne lit même pas et il n’est pas question pour lui de sortir ne serait-ce que de sa chambre. Sa passivité est telle que même des tapeurs viennent le voir, lui soutirer de l’argent, des vêtements, des objets. Oblomov n’est pas avare. Si la situation de ses terres le préoccupe, c’est simplement parce qu’il craint de ne plus pouvoir s’adonner à sa paresse. Que faire s’il venait à manquer d’argent ? Travailler ? Certainement pas ! Il a essayé, mais s’est vite rendu compte qu’il ne pouvait se rendre tous les jours à son administration, surtout pour y faire quelque chose. Non, ce qui préoccupe Oblomov, c’est que, si la situation continue à se dégrader, il va lui falloir réduire ses quelques dépenses et peut-être même, mais il n’ose l’envisager, faire le voyage jusqu’à Oblomovka, sa terre natale…
Oblomov est une sorte de Bartleby russe. Ces deux personnages sont incapables d’entreprendre quoi que ce soit. Les similitudes de genre sont tout aussi indéniables que les différences particulières. Si le scribe new-yorkais se laisse mourir sur place, Oblomov est un hédoniste : il aime la bonne chère, les bons vins et… son lit. C’est la médiocrité et l’absurdité du monde qui le paralysent. Il ne comprend pas comment ceux qui le visitent peuvent consacrer leur vie à une carrière, comment ils peuvent se perdre avec tant de joie dans des voyages lointains, dans des distractions futiles. Il y a des accents pascaliens chez Goncharov : le travail, les voyages, les mondanités ne sont que des divertissements qui cachent aux plus médiocres l’inanité de leur existence. Ce qu’Oblomov comprend le moins est l’acharnement des hommes pour le travail. Soudbinsky, l’un de ses visiteurs, est le prototype du laborieux, il est l’homme dont toute l’existence n’acquiert de sens que par son travail, qui avoue sans honte qu’il serait totalement désemparé s’il ne travaillait pas. Pour Oblomov, « le travail était une punition du Ciel. » Et il n’a pas tort. Dans toutes les traditions religieuses, le travail est considéré comme une malédiction : chez les Grecs, il est l’un des maux qui s’échappe de la boîte de Pandore, chez les Judéo-chrétiens, il est ce à quoi Dieu condamne l’homme lorsqu’il le chasse de l’Éden. Lorsque Soudbinsky le quitte, Oblomov le plaint :
« Pauvre ami ! enlisé ! enlisé jusqu’aux oreilles ! songeait Oblomov, en le suivant du regard : pour tout ce qui ne concerne pas son service, il est aveugle, sourd, muet. Sans doute, ira-t-il loin, il recevra un tchine après l’autre… Chez nous, cela s’appelle faire carrière ! Quant aux grandes vertus : esprit, volonté, sentiment… que faire de tout cela ! C’est ainsi que s’écoulera sa vie, tout entière, et jamais, jamais les cordes les plus profondes ne vibreront en lui… Travailler de midi à cinq heures à la Chancellerie, de huit heures à midi chez soi ! Le malheureux ! »
Il n’y a que des Soudbinsky qui peuvent faire carrière, pas des Oblomov et Goncharov aurait sans doute approuvé Fernando Pessoa qui écrira dans Le livre de l’intranquillité qu’il n’y a que les imbéciles qui réussissent leur vie. Oblomov est un paresseux métaphysique. Sa paresse est l’expression d’un refus de la vie moderne. Oblomov est certes un petit propriétaire terrien, mais il a la noblesse du cœur : c’est la comédie de l’existence qu’il fuit et il y est devenu si allergique qu’il craint de quitter son lit. Si Oblomov passe ses journées allongé dans sa vieille robe de chambre, sans se raser, mangeant et rêvant, c’est moins par goût de la position horizontale que par l’angoisse que suscite en lui l’agitation des vivants. Alors, Oblomov, toujours dans son lit, se réfugie dans des rêveries qui valent bien mieux que la réalité :
« Rien ne l’attira plus hors de la maison. Il s’enracinait de plus en plus dans son appartement.
Bientôt, il souffrit de rester habillé durant toute une journée, puis, il n’eut plus le courage de dîner en ville, sauf chez quelques célibataires de ses amis, où il pouvait dénouer sa cravate, déboutonner son gilet, s’étendre sur un canapé, s’y endormir.
Il n’allait plus dans le monde, parce qu’il fallait endosser un habit, se raser tous les jours. […] Peu à peu, une espèce de timidité enfantine, la crainte perpétuelle d’un danger, se développèrent en lui – conséquence d’une existence toute passive. – Par contre, la lente décrépitude de son appartement, le plafond lézardé de sa chambre, le laissaient indifférent. Il ne se disait guère […] que la nourriture abondante qu’il absorbait tous les jours était une espèce de lent suicide. Il y était habitué, et ne s’en souciait guère.
Mais il redoutait le mouvement, la vie, l’animation ; il étouffait lorsqu’il se trouvait dans une foule un peu dense. »
Enfin tranquille, Oblomov repousse les fastidieuses contraintes à plus tard et s’endort sereinement. La première partie du roman s’achève avec le rêve d’Oblomov, rêve qui l’emporte à travers les âges, au temps de son enfance dans ses terres natales. Loin dans l’espace et dans le temps de la frénésie moderne, Oblomovka est le paradis terrestre dont il a été chassé. Les hommes et les femmes sont, à l’image de l’homme naturel de Jean-Jacques Rousseau, doux et craintifs. Alors que le monde moderne est un monde désenchanté, la présence des dieux est palpable dans l’ancienne Oblomovka. Les légendes ont la consistance de la réalité, les arbres sont des géants et tout le monde se signe lorsqu’un volet claque. La vie moderne n’est que le terrible négatif de cette vie bucolique et naturelle :
« Le travail ! ils le subissent comme une espèce de châtiment imposé à la race humaine ; chaque fois qu’ils en ont la possibilité, ils l’évitent, trouvant la paresse naturelle et même obligatoire. Il ne leur arrive jamais de se préoccuper d’un problème intellectuel ou moral.
Ils paraissent florissants de santé, de gaîté. Ils vivent longtemps ; à quarante ans, ils ont l’air de jeunes gens. Les vieillards ne luttent point contre une mort cruelle, douloureuse. Mais après avoir vécu durant des années innombrables, ils meurent en sourdine, comme en cachette. Leurs corps se refroidissent imperceptiblement, en exhalant le dernier soupir.
Ils n’ont nulle préoccupation, nul souci, nul rêve. Ils ignorent toutes les émotions, ne poursuivent aucun but. La vie s’écoule à leurs pieds, comme une rivière paisible, et ils demeurent sur le rivage à observer, à assister en témoins passifs aux phénomènes inévitables qui se déroulent au cours d’une existence. »
Oblomov grandit dans cet environnement sous la protection affectueuse de ses parents, des gens simples pour lesquels l’arrivée d’une lettre est un événement extraordinaire. Y répondre exige de tels préparatifs qu’on finit, au bout de quelques mois et après mûres réflexions, par y renoncer. On se laisse vivre à Oblomovka, on ne se soucie de rien, on ne cherche à exploiter ni les hommes ni la terre, on se contente d’être paisible et bien à l’abri à la chaleur du foyer. C’est dans cette ambiance qu’Oblomov a été élevé et c’est sur le rythme de son enfance qu’il continue à vivre. Ce rythme est un rythme naturel qui s’oppose radicalement à celui du monde moderne, artificiel. Encore une fois, on ne peut s’empêcher de penser à Jean-Jacques Rousseau qui écrivait dans son Essai sur l’origine des langues :
« Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim […]. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. »
Bien qu’Oblomov et les siens fassent avec plaisirs les mouvements nécessaires pour se nourrir, ils sont les parangons de l’homme naturel tel que l’envisage Rousseau. L’atopia d’Oblomov est donc toute relative : s’il est en décalage avec les valeurs modernes, il est en parfaite adéquation avec les normes naturelles. On comprend mieux pourquoi il somnole tout le temps : dans ses rêves, il connaît un tel bonheur que lorsque, à la fin de la première partie, Zakhare s’évertue à la réveiller, Oblomov se met dans une colère noire. Or, son vieux serviteur veut simplement lui annoncer une visite ; celle de son ami intime, André Stoltz.
La seconde partie commence par l’entretien entre les deux hommes. Stoltz est le vieil ami d’enfance d’Oblomov, le fils de son précepteur allemand. C’est leur enfance à Oblomovka qui unit si intimement les deux hommes, car, aujourd’hui, Oblomov et Stoltz sont deux types tout à fait opposés. Stoltz s’est fait tout seul, il est devenu riche et ne peut supporter la déchéance dans laquelle est tombé son ami. Stoltz est décidé à changer Oblomov, à le sortir de son lit, de chez lui et même à le faire voyager en sa compagnie à travers l’Europe. Il veut faire de lui un homme moderne.
Le récit de Gontcharov reprend quelques semaines plus tard. La volonté de fer de Stoltz semble avoir eu raison de la langueur d’Oblomov. Nous retrouvons celui-ci habillé avec soin faisant les achats nécessaires pour rejoindre son ami parti précipitamment à Londres. Mais Oblomov ne partira pas. Oblomov est amoureux d’une jeune femme aux bons soins de laquelle Stoltz l’a confié afin qu’il ne sombre pas de nouveau dans sa paresse : Olga. Celle-ci s’est donnée pour mission de changer Oblomov, d’en faire un autre homme. Motivé par l’amour, Oblomov se transforme : il lit des livres aussi bien que des journaux, dîne de plus en plus fréquemment chez la tante et tutrice d’Olga, etc. Olga, ravie de son œuvre, se laisse aimer. Oblomov lui fait une cour maladroite et touchante et, bien qu’il ait finalement déménagé toutes ses affaires dans les appartements d’une bicoque champêtre de la périphérie de Saint Pétersbourg où il n’a jamais mis les pieds, il loue une maison en face de chez Olga et sa tante. Après maintes tergiversations, Oblomov demande la main d’Olga qui accepte, mais qui exige qu’il règle ses affaires avant de faire sa demande officielle auprès de sa tante…
Les difficultés commencent. Avant de se rendre à Oblomovka, il y a des formalités administratives à réaliser. Il faut aussi préparer le voyage et, avant cela, trouver un nouvel appartement. Il faut agir. Aimer Olga était facile jusqu’alors, c’était un peu comme dans un rêve, mais maintenant il faut affronter la réalité et ses contraintes. Oblomov tente quelquefois d’aller au tribunal faire faire les papiers dont il a besoin, mais il n’y arrive pas. Il faut agir. Olga insiste. Oblomov décide alors de régler en premier lieu la question du logement. Il se rend là où ses affaires ont été déménagées pour rencontrer sa propriétaire et donner son congé. Agafia Matveievna Pshenitzine est une femme simple, travailleuse et bienveillante, une veuve trentenaire, mère de deux enfants. Oblomov est surpris par la tranquillité de la demeure. Tout y est douceur, calme et volupté. En attendant de trouver mieux, Oblomov, charmé, décide de s’y installer et s’émerveille de la qualité de la cuisine d’Agafia, de ses petits pâtés aussi bons que ceux qu’on confectionnait jadis à Oblomovka. Olga s’impatiente. Il faudrait agir, mais Oblomov n’y parvient toujours pas. Pour mettre fin à l’inertie de son futur mari et parce que la convenance l’exige, Olga décide d’espacer leurs rendez-vous en tête-à-tête. Oblomov ne voit plus Olga qu’en compagnie. Cette liaison fait naître des rumeurs qui mettent de plus en plus mal à l’aise Oblomov : il devient, en tant que fiancé officieux objet de curiosité ; lors des réceptions, on le regarde, on parle de lui et tout cela, plutôt que de le pousser à agir, le tétanise. Alors, Olga se lasse et renonce :
« Je suis punie pour avoir été par trop orgueilleuse. J’étais sûre de ma propre force, et je me suis trompée. J’ai cru que je pourrais te ressusciter, que tu étais capable de revivre pour moi, mais tu es mort, depuis longtemps. Une pierre serait devenue sensible après tout ce que j’ai fait. À présent, je ne ferai plus rien, tout est inutile ! Tu es mort ! […] je viens de comprendre que j’aimais en toi un être imaginaire, que nous avions inventé Stoltz et moi. J’aimais le futur Oblomov. »
Il y a là l’aveu d’une manière d’aimer toute féminine qui consiste à faire de l’homme un tout autre homme. La femme prend l’homme tel qu’il est, avec ses défauts, mais ne l’aimera vraiment que s’il devient celui qu’elle veut qu’il soit. Or, Oblomov n’est pas malléable. Oblomov est Oblomov, il vit, mais comme il a toujours vécu. Ce n’est pas Oblomov qui est mort, c’est la créature d’Olga qui est morte, « un être imaginaire » que sa puissance démiurgique n’a pas su animer. Oblomov est d’ailleurs si peu insensible qu’il est abattu par cette rupture. Il rentre chez lui, retrouve sa vieille robe de chambre fraîchement raccommodée, et prend le lit, malade. Grâce aux attentions de sa logeuse, Ilia Ilyitch reprend peu à peu goût à la vie. Loin d’être offusquée de la langueur de son locataire, Agafia se réjouit du contentement que sa cuisine lui procure et de son aristocratique placidité. Ilia Ilyitch se rapproche alors d’elle « comme on se rapproche du feu, qui vous communique une douce chaleur, mais qu’on ne saurait aimer d’amour. »
Cinq ans après sa rupture avec Olga, Ilia Ilyitch reçoit la visite de Stoltz. Il est venu l’arracher « de ce marécage ». Olga attend dehors, il l’a épousée. Ilia Ilyitch aussi ses marié. Avec Agafia Matveievna. Il a un fils. Au nom de leur amitié, il demande alors à Stoltz de le laisser, de ne plus jamais revenir car il y a maintenant un infranchissable abîme qui les sépare. Stoltz s’en va et nomme à Olga la maladie dont est atteint son ami : Oblomovisme.
L’oblomovisme est une atopia poussée au paroxysme. Lénine considérait qu’elle était la maladie dont souffrait la Russie. La maladie vaut mieux que son remède.