Plus que jamais, on est en droit de s’interroger sur le sens à donner à l’accord qui lie le sort du C.Series de Bombardier au C919 de Comac. On aurait sans doute tort d’y voir une tentative de mariage de la carpe et du lapin mais le statut de chacun des deux partenaires, les différences culturelles profondes qui séparent Canadiens et Chinois, leur décalage technologique, suscitent de nombreuses questions qui, pour l’instant, restent sans réponse. Seule l’épreuve du temps permettra de comprendre.
On se souvient des difficultés de tous ordres qui avaient empêché Airbus et l’industrie chinoise de lancer conjointement le biréacteur régional baptisé Asia Express, lequel aurait souffert de surcoûts de développement qui lui auraient sans doute interdit tout espoir de rentabilité.
Aujourd’hui, le C.Series, dont les ventes ne décollent pas, revient au premier plan de l’actualité à la suite d’informations concernant la commande de 40 exemplaires passées par Republic Airways Holdings. Elle risquerait en effet d’être remise en question, ce qui constituerait véritablement un coup dur, sachant que le carnet de commandes ne porte actuellement que sur 138 appareils et qu’il semble dangereusement bloqué à ce niveau. Bien entendu, les jeux ne sont pas faits, d’autant qu’il était entendu d’entrée que Bombardier éprouverait certainement de sérieuses difficultés à s’imposer sur un segment du marché que cherchent jalousement à conserver Airbus et Boeing. Le C.Series fait figure d’intrus et constitue à n’en pas douter un danger réel pour le duopole Toulouse-Seattle. Mais évoquer cette situation reviendrait à en accréditer la réalité et, de ce fait, il en est rarement question.
Le tronc technique commun des C.Series et C919, inattendu, constitue une opération importante et, peu à peu, sa véritable portée commence à apparaître. Avic, sur base de la première phase de l’entente annoncée dès 2007, investit 400 millions de dollars dans le développement du 125 places de Bombardier. Inversement, l’avionneur de Montréal a prévu de participer à hauteur de 100 millions à la version -900 de l’avion régional ARJ 21 d’Avic, version à fuselage allongé dont le lancement n’est pas confirmé. Toujours dans le cadre de l’accord initial, Bombardier va aider Comac à maîtriser la technologie indispensable à l’utilisation de l’aluminium-lithium. Cet alliage est d’ailleurs utilisé –ce n’est par hasard- dans la production d’éléments de fuselage du C.Series qui seront précisément produits en Chine par Shenyang Aircraft.
Plus ambitieux, l’accord complémentaires de 2011, reconnaît clairement la complémentarité des deux programmes, met en commun une dizaine des fournisseurs, les cockpits, et prévoit un chassé-croisé d’ingénieurs. Jean-Pierre Perrais, ancien directeur des avions régionaux d’Aerospatiale, et à ce titre expert reconnu du secteur, estime que c’est Comac qui apparaît comme le principal bénéficiaire de l’accord, sauf, précise-t-il, dans l’hypothèse ou ni le C.Series, ni le C919, n’arriveraient à s’implanter sérieusement sur le marché international. Mais, ajoute Jean-Paul Perrais, ces relations sino-québécoises «constituent une brique dans la construction d’une industrie aéronautique civile compétitive en Chine». Laquelle pourrait acquérir un jour une dimension mondiale. La question : «à quelle échéance ?»
Dans son analyse très attentive de cette situation inédite, Jean-Paul Perrais, souligne non seulement l’importance du transfert de savoir-faire occidental vers la Chine, mais aussi celui de la conduite d’un grand programme et de l’intégration de ses systèmes. L’accès du C919 à des marchés d’exportation pourrait être facilité alors que Bombardier, pour sa part, peut espérer vendre le C.Series en Chine. L’accord, vu sa dimension politique, estime Jean-Paul Perrais, rendrait difficile l’arrêt du C.Series en cas de ventes décevantes, mais serait susceptible de conduire à sa reprise par Comac.
Entre-temps, les équipes de Bombardier travaillent beaucoup. Le C.Series, propulsé par deux Pratt & Whitney PW1500G, afficherait une consommation de carburant intérieure de 20% à celle de ses meilleurs concurrents. Un argument de poids. Mais est-il suffisant ? Réponse …dans plusieurs années.
Pierre Sparaco - AeroMorning