Un ami médecin me conta ceci :
« J’ai connu une femme, morte aujourd’hui
À qui arriva la plus singulière chose du monde.
C’était une comtesse russe,
Grande et blonde ;
(Vous savez comme sont belles les Russes)
Depuis plusieurs années
Son médecin la voyait menacée.
Après avoir informé son mari,
Il lui ordonna de quitter la Russie
Pour aller en France, à Menton,
Soigner sa phtisie.
Elle prit le train, seule dans son wagon,
Ses gens de service occupant
Un autre compartiment.
Elle se sentait abandonnée dans la vie
Sans son mari,
Sans enfants, presque sans parents.
À chaque station, son serviteur Ivan
Venait s’assurer
Que rien ne manquait
À sa maitresse.
C’était un domestique dévoué aveuglement.
Alors que le convoi roulait à toute vitesse,
Elle voulut compter l’argent
Que son mari lui avait remis en partant.
Tout à coup un homme en blazer
Parut à sa portière.
Il était blessé au poignet
Et geignait.
La comtesse se sentit défaillir de peur.
Cet homme l’avait sûrement vue compter
Sa fortune, tout à l’heure.
Il était venu pour la voler.
Or il lui dit calmement :
-Madame n’ayez pas peur !
Je ne suis pas un malfaiteur.
La comtesse fit alors un brusque mouvement
Et malencontreusement
Les pièces d’or se répandirent parterre.
L’homme se baissa pour les ramasser.
Elle, effarée, courut à la portière
Pour demander un secours empressé.
-Madame, permettez,
Votre argent je vais le ramasser
Et vous le restituer.
Je n’ai jamais volé
Ni rien fait de contraire à l’honneur
Mais comme dans une heure
Nous arriverons à la frontière,
(Il ramassa les pièces jusqu’à la dernière)
Aidez-moi à la passer
Sinon je suis perdu.
Elle le regarda
C’était un homme fort beau
Et bien vêtu.
La comtesse considérait son compagnon
Quand le train soudain s’arrêta.
Ivan parut afin de prendre les instructions
-J’ai changé d’avis.
Tu ne viendras pas avec moi.
Retourne en Russie ;
Je n’ai plus besoin de toi.
Voici de l’argent pour t’en retourner.
Donne-moi ton passeport,
Ton manteau, et encore
Ton bonnet et ton cache-nez.
Ivan s’éloigna. Le train repartit.
Alors la comtesse dit :
Mettez ceci, monsieur,
Vous êtes maintenant
Mon serviteur Ivan.
Je ne mets qu’une condition à ce que je fais :
C’est que vous ne me parlerez jamais.
Peu après, au passage des douaniers,
La comtesse tendit ses papiers.
À l’arrivée à Menton,
L’homme dit à la comtesse :
-Je vous fais la promesse
D’être toujours à votre disposition.
Puis il disparut.
Durant une seconde le docteur se tut
Et reprit :
-Un jour, à mon cabinet, un patient me dit :
« Comment va la comtesse Marie ? »
-Perdue, elle ne retournera pas en Russie.
Je prévins la comtesse de cette visite.
Elle m’avoua de façon implicite :
-Cet homme me suit depuis longtemps.
Je le croise chaque fois que je sors.
Il ne m’a jamais parlé
Je parie qu’il m’attend.
Tenez, regardez dehors.
En effet, l’homme s’éloignait.
Et heureuse, elle souriait.
Peu après elle mourrait.
L’inconnu vint déposer
Sur sa main un interminable baiser.
Renaud MAI
On a besoin, pour vivre, de peu de vie. Il en faut beaucoup pour aimer.
Joseph Joubert