La nouvelle écrite par l’écrivain en 1936 s’intitule en italien « La passeggiata ». On y retrouve ce style admirable qui se situe toujours entre imaginaire délirant, souvenirs reconstruits et souci du détail. Un mélange d’onirisme permanent, de chocs visuels, de langueurs sensuelles et de réalisme morbide. Nous sommes ici avant la Seconde Guerre mondiale et les grands récits épiques écrits comme correspondant de guerre, comme espion, comme passeur entre les ambassades et les belligérants, qui sait ? Avant son parcours dans une Europe prise de folie où il écrit « Kaputt ».
Dans cette excursion, un intellectuel rêve et se souvient, dans le train et les bateaux entre Rome, la Sicile et l’île de Lipari, des moments passés à Paestum au cours d’une autre excursion maritime depuis l’Isole dei Galli, une navigation entre amis depuis ces rochers que Malaparte connaît si bien. Un spectacle antique sensuel, dans la chaleur et l’humidité orageuse, devant les temples grecs lui traverse la tête. Un spectacle champêtre où « Deux vieilles femmes enveloppées dans de lourds vêtements de laine sombre, les yeux rouges et gonflés par la fièvre, la chevelure en désordre, le front labouré de rides pourpres et le visage parsemé de croûtes luisantes, se tenaient debout sans bouger au milieu des chèvres. »
L’intellectuel n’est pas seul. Sa mère l’a rejoint Stazione Termini, après qu’il ait aperçu dans une semi conscience une Rome endormie, un peu comme Michel Piccoli, pape malgré lui qui fuit le Vatican. Il est aussi en compagnie d’autres hommes qui le surveillent et veillent sur sa santé. Le pouvoir l’éloigne vers cette île où d’autres opposants, d’autres « confinati » ont déjà été exilés. Il vient de passer deux semaines en cellule.
Et pourtant il s’agit bien d’une passeggiata, une excursion entre deux mondes, juste avant que les mondes ne basculent dans un conflit dramatique et aveugle.
« Et voilà qu’au fond de l’horizon un, deux, trois, cinq îles émergent de l’eau ; là-bas au loin, le cône solitaire du Stromboli, très haut sur les îlots agités, secoue sa longue crinière de fumée noire, et plus près, une autre montagne, le Vulcano enfonce sa cime dans un épais nuage de fumée jaune, tandis qu’à gauche, loin derrière une chaîne de montagnes verte de forêts, apparaît l’épaule blanche de l’Etna au travers de vapeurs pourpres. Boz sent sur son bras une douce caresse. « Que c’est beau, dit sa mère et sa voix tremble, une voix fatiguée et triste. Que c’est beau ! » Puis elle se retourne, regarde le capitaine du bateau, le docteur Giordano, le brigadier Petrolini, les quatre hommes d’escorte. « Une bien belle excursion, dit-elle, une merveilleuse excursion ! »
Cette nouvelle est parue Chez Nous, dans la collection Via, une série de petits livres dans différentes langues et époques ayant pour objet : l’Italie. Dans la même collection : Chateaubriand « Voyage en Italie », Alexandre Dumas « L’Etna », Guy de Maupassant « La Sicile », Elio Vittorini « Sardaigne comme enfance » et Donatien Alphonse François de Sade « Florence ou la dépravation des mœurs »
Cet article est aussi un hommage à Nerina Monti qui travaille depuis plusieurs années à Livorno sur l’idée d’un itinéraire européen intitulé « Le isole del Confino ». J’espère qu’il verra le jour bientôt.