Magazine Société
Au milieu du Village des Dix Champignons s’élève unmont boisé formé, il y a bien longtemps, par la terre évacuée pour édifier lepalais voisin. Depuis, les enfants du moment construisent autour leur cabane etjouent régulièrement à un dérivé du Chat :parvenir au sommet de ce qu’ils ont surnommé le Fort Alamo, sans se faire toucher par un autre, et y rester cinqsecondes, en sachant que le toucheur et le touché doivent retourner au point dedépart. Le parcours est long, aléatoire, semé d’embûches et truffés de caches,mais s’y essayer demeure irrésistible pour les bambins en devenir.Comme pour tout jeucollectif, on repère très vite les figurants : ceux qui n’ont aucunechance d’atteindre par leurs propres moyens le sommet, même si certains fontbeaucoup de bruit pour donner le change. Carence première : le manque desouffle et l’incapacité de s’adapter au terrain accidenté. Parmi la bande desconcurrents de l’année, on peut ainsi faire un premier tri.Jacques, pour commencer, quin’a plus rien du gamin véloce, s’il l’a jamais été, mais qui persiste à prendrepart à l’aventure sans pouvoir débuter l’ascension. A l’observer, on hésiteentre l’admiration pour une si vaine détermination, la moquerie de ses inutilesgesticulations et le mépris pour ce chenu marmot qui occupe la place d’un autreaux performances peut-être moins calamiteuses.Philippe a lui l’excuse dudébutant. Il découvre le gigantesque terrain pentu et ne transporte sans doutepas le bagage adéquat pour l’efficacité de l’engagement. Il a pourtant étépréparé par son camarade Olivier, brillant concurrent de la partie précédente,mais rien n’y fait. Le mioche stagne au bas de la colline.Et que dire de sa cousineNathalie, elle aussi nouvelle venue, qui reprend tous les tics de sa vieillesœur Arlette, l’insubmersible n’ayant jamais atteint six pour cent del’itinéraire choisi. Avec le temps, elle était parvenue à se rendreincontournable et attachante alors qu’elle n’avait qu’une obsession, si elleavait pu s’affranchir des règles du jeu : écharper ses concurrents etembrocher leur tête au bout d’une branche. Nathalie la hargneuse semble bienpartie pour la même disposition d’esprit, mais saura-t-elle susciter la mêmeaffection condescendante des autres mômes ? Affection simulée biensûr : dans ce genre de course toute sincérité est une faille quel’adversaire exploite pour mieux vous éliminer.L’un des deux Nicolas n’ad’ailleurs pas bien assimilé ce principe premier. Il se veut le coureur augrand cœur souverainiste. Il chemine ainsi dans une autre sphère, oubliant laprésence de ceux qui le poussent dans un trou. Pauvre Nicolas qui voudrait duloyal, du franc, là où ne règnent que stratégies, postures et coups bas. Qu’ils’échine à cultiver son importance somme toute particulaire. Il laisse ainsi lechamp, et en l’espèce le mont libre aux autres.C’est comme la fragile Évaqui vient de se prendre un monumental gadin à force d’embrasser chaque arbrequ’elle rencontre sans regarder où elle met les pieds. On lui a pourtant répétéque Mère Nature n’a rien de la maman aux feuilles douces, mais qu’elle montresouvent un profil de marâtre aux épines blessantes et aux cavités casse-gueule.Rien n’y fait, elle s’éprend des végétaux et des minéraux qui peuplent le pourtourd’Alamo, oubliant son objectif : faire honneur à ceux qui ont cru en elleau détriment d’un autre Nicolas qui aurait eu bien plus de ressort pour unetelle course. Éva l’évanescente risque de finir avec un score transparent.Un qui a tout compris, c’estle teigneux Jean-Luc. Il pratique la volée de bois vert et le chemin detraverse avec une dextérité insoupçonnable jusqu’alors. Tout petit déjà,lorsqu’on lui demandait ce qu’il voulait devenir quand les poils auraientpoussé, il déconcertait : « je veux être le premier sénateurrévolutionnaire ! » Rien que ça ! L’irréalisme ne l’effraie pas,l’oxymore politique ne le rebute pas, du moment qu’il peut écraser quelquesgros morceaux de glaise sur la tronche de ses ennemis désignés, et d’abord surcelle qui l’horripile, l’antimatière d’Éva, la solide Marine aux panardsredoutables.Elle y croit à son destin degagnante, avec dans un coin de la tête l’exploit de son paternel qui avait remportéla première manche contre le favori d’alors, feu Lionel. Une partie épiquerestée dans toutes les mémoires du village qui a tremblé sur ses bases champignonnesques. La Marine s’acharne àreprendre le flambeau, même si ses amarres semblent partir un peu à vau-l’eau.Garçon manqué au Front très bas, malgré sa tignasse blonde, elle fustige à toutva pour ne pas finir candidate ratée. Voguer de la sorte en milieu terrestre pourraitla conduire à s’échouer dans une bassine abandonnée. Si elle maintenait l’érectionélectorale de son géniteur, la coalition des marmots perdants n’aurait de cessede soutenir son concurrent et de lui faire goûter le premier récif venu. Pourque la Marine à voile, puis à vapeur, finisse à la rame avant la tasse finale.Dans la famille des François,je demande celui à frisettes et à l’accent du terroir pyrénéen. Lui aussi sepersuade de finir dans le duo de tête. Il sera bientôt le seul à y croire, maisça n’a aucune importance lorsqu’on est convaincu de son destin au sommet. Qu’ilse fasse doubler pas sa droite et par sa gauche ne l’inquiète même pas. Marine& Jean-Luc ? Des épiphénomènes, de la micro perturbation à négliger.Le François ne fonce pas, il prend bien soin de combler les trous qu’il croisepour assurer l’assise du trajet. Il veut un conte bien tenu pour une tortuevictorieuse. Laissons-le rêver, alors que le François à lunettes bataille avecle Nicolas à talonnettes.Les deux féroces font lacourse en tête, mais aucun ne touchera l’autre directement : ne surtout pasabandonner cette altitude pour reprendre le parcours à zéro. Cela n’empêche pasles coups et les vacheries pour faire choir l’autre. François connaît ses tareset sait de quelle gangue ankylosée il vient. Les critiques d’hier s’affichentcomme ses soutiens du jour, mais il n’est pas dupe. Seule la victoire luigarantira l’ascendant sur ses troupes. Ses casseroles à lui tiennent à un passéde rondouillard bouffeur de fraises des bois et affublé d’une autorité de« capitaine de pédalo ». Un Chamallow rigolard, sympathique, maissans aucune envergure pour se colleter aux faces accidentées du Fort Alamo.Suite à une révélation, il s’est transmué en athlète impitoyable, singeantparfois un peu trop son mentor, celui qui a tenu le drapeau quatorze annéesdurant, toute une enfance en somme, le mythique Fanfan la Rose, modèle absolud’engagement pour Sa cause. Alors il faut qu’il tienne le François, face auxassauts de l’autre, celui qui a remis son titre en jeu.On ne le dirait pas en levoyant de loin, mais c’est bien le petit Nicolas qui les a tous doublés lors dela dernière finale. Mais ça, c’est bien du passé, et l’ambiance diffère radicalementaujourd’hui. Les boulets qu’il trimballe ne peuvent passer inaperçus. Personne nelui a pardonné sa parade triomphante. Il a voulu grandir trop vite, oubliant quesa période de croissance était bel et bien terminée. Il doit composer avec ses restes,ce que ses soutiens désignent comme une solide expérience pour tenir le Fort, làoù ses détracteurs ne perçoivent que des méfaits grossiers pour une vulgaire occupation.
La course se poursuit mais les précipitations amollissentle terrain et font du Fort un bourbier sans nom. La conquête du sommet pour se retrouverà la tête d’une terre sans fonds… Quand vont-ils enfin grandir et comprendre ?