Il m’a été donné d’entendre, en voiture, démontrer la nécessité et l’existence du mystère de la façon la plus claire, la plus pittoresque et la plus saisissante.
« Regardez-moi bien, disait un catholique à un libre-penseur avec lequel il discutait, regardez-moi bien, je vous prie.
- Eh bien, Monsieur, dit l’autre assez surpris, je vous regarde ; après ?
- Après, vous aurez beau me regarder, vous ne me connaissez pas. Vous me regarderiez pendant des siècles que vous n’arriveriez pas à me connaître. Je suis pour vous un secret complet, une énigme indéchiffrable, un impénétrable mystère. Mes pensées, mes sentiments, mes projets, ma valeur morale, mon être intime, vous échappent. Vous ne me connaîtrez que si je me manifeste, si je me révèle à vous, si je vous dis mon secret. Admettez-vous cela, Monsieur le libre-penseur ? admettez-vous que Jean est mystère pour Jacques tant qu’il n’aura pas plu à Jean de se faire connaître à Jacques ?
- Oui, Monsieur le clérical, j’admets cela.
- Vous admettez donc l’existence du mystère et la nécessité d’une révélation ; car enfin, si vous ne pouvez arriver à la connaissance d’une chétive créature, comment arriverez-vous à la connaissance de la cause suprême ? Aurait-il en partage à lui tout seul la somme de génie qui a été donnée aux Socrate, aux Platon, aux Aristote, aux Pascal, aux Leibniz, un homme ne peut que balbutier sur Dieu, son essence intime, sa nature, ses attributs. L’humanité n’en sait pas beaucoup plus long sur ces questions qu’un seul homme. Dieu est essentiellement mystère, et il est resté mystère jusqu’à la révélation faite au peuple juif, et la manifestation plus complète de l’Évangile.
- C’est bien métaphysique, ce que vous me dites là, Monsieur le clérical.
- Du tout, Monsieur le libre-penseur, c’est très clair, et vous acceptez tous les jours, sur des questions non religieuses, des démonstrations, des argumentations qui ne valent pas celle que je viens d’avoir l’honneur de vous exposer. Pourquoi donc trouvez-vous ma démonstration métaphysique, c’est-à-dire, en bon français, inintelligible ? Parce qu’elle est grosse de conséquences ; parce qu’elle mène au Credo, c’est-à-dire à la soumission de l’intelligence ; parce que le Credo mène au Décalogue, c’est-à-dire à la soumission du cœur, de la volonté et des passions. Eh ! ma foi, il est plus agréable de ne rien croire et de ne pas contrarier ses chers penchants. Hein ? n’est-ce pas que c’est cela ? »
Le libre-penseur sourit et se mit à parler de la pluie et du beau temps.
Jean GRANGE (XIXe siècle).
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