C’est toujours la même histoire. Le gars, là sur scène il est tout seul. Il a l’air un peu paumé avec une guitare sèche. Les cordes trop longues s’échappent de la tête de l’instrument. Ca fait roots. Il est assis sur un tabouret. Posé au milieu de la scène. Éclairé par un simple projecteur. Le reste est plongé dans une semi-obscurité qui donne une impression de proximité, d’intimité. Peu de monde dans la salle. Quelques gens sont accoudés au bar, une bière à la main, picorant des cacahuètes et des chips un peu rassis. Au dessus des gossips et conversations la voix du chanteur s’élève. Suave, chaude et enveloppante. Elle fait taire les rumeurs. Les yeux des pique-assiettes se détachent des apéritifs et se tournent vers l’énergumène qui ose les interrompre. Lui, ses yeux sont fermés. Il est enfermé dans sa bulle et chante ses complaintes comme s’il était seul au monde. Il l’est. C’est un peu ce qu’il raconte dans ses textes qui respirent tous sauf le bonheur, la joie et la bonne humeur. En tendant l’oreille on comprend qu’il parle de mort, d’amour contrarié, de chemins de traverses empruntés qui l’ont mené à nulle part. De temps perdu. De nature. Des gens. De guerre. Les mélodies ne sont pas bien compliquées. Parfois ce sont quelques accords, deux ou trois, qui sont utilisés. Parfois la magie d’un arpège. Mais ça on l’oublie vite. Parce que plus que la musique, la mélodie, ce sont les mots du chanteur qui interpellent.
Le gars, là sur scène, il écrit des chansons comme d’autres écrivent des poèmes. Il choisit les mots avec soin, ne les associe uniquement si le mariage des consonances se révèle heureux et doux à l’oreille. Sa poésie, elle est anglo-saxonne. Les vrais poèmes romantico-dramatiques ne se chantent que dans la langue de Shakespeare. Il a toujours les yeux fermés, et la position du mec un peu blasé, épuisé, découragé par la vie. Quand il les daigne enfin ouvrir les yeux, c’est un regard triste qu’on découvre. Il ne regarde pas le public, comme s’il avait peur de l’affronter. Il fixe un lointain horizon, marmonne trois mots puis enchaine sur une nouvelle complainte de pauvre type solitaire. Celle qui t’embrase le cœur et t’arrache une larme. Celle qui est triste et magnifiée par un arpège folk inspiré d’un folksinger des années 60.
Ce gars-là rêve et se perd dans ses illusions et peut-être, sans doute dans quelques bouteilles d’alcool. L’alcool, il en parle aussi dans ses chansons. Mais de manière détournée. Comme quand il écrit sur son autre grand amour, la poudre blanche. De manière détournée. On pense qu’il fait une déclaration à la femme de sa vie, celle qui la détruite, mais en réalité, on se rend compte qu’il parle de cocaïne. Le songwriter manie avec brio l’art de faire entendre ce que l’auditeur veut comprendre. Il joue avec les mots, (ses maux aussi) de telle manière que chacun s’y retrouve.
Une fille assise en tailleur dans un coin de la salle écoute religieusement, le visage à moitié caché dans une écharpe en laine noire. Un peu honteuse, elle dissimule les larmes qui coulent sur ses joues. Ses yeux rougis, le mouchoir froissé dans sa main, et la trace noire d’un mascara qui n’a pas tenu sous le déluge lacrymal la trahissent. Encore une fois, elle s’est laissé embobiner par le « songwriter ». Pourtant, elle en a vu une flopée, elle n’arrive même plus à les compter. Ils se ressemblent tous, ils voudraient être Bob Dylan, Elliott Smith, Nick Drake, Rufus Wainwright. Ces gars là tout seuls avec leurs guitares, qui dégueulent leurs peines ou leurs colères et qui voudraient qu’on les plaigne. C’est toujours la même histoire. Ils chantent, elle pleure, la fille qui n’aimait que les songwriters…