1 Les archers sous l’arche

Publié le 07 avril 2012 par Albrecht

La signature d’Albrecht Altdorfer, imitée sur  celle d’Albrecht Dürer, se compose des initiales du nom et du prénom : un A à l’intérieur d’un autre A.


Nous ne saurons jamais si l’artiste avait remarqué que ce monogramme évoque un pont à l’intérieur d’un pont : c’est en tout cas le schéma selon lequel il a  construit le Martyre de Saint Sébastien.

Autel de Saint Sébastien : le martyre

Atdorfer,1509-1516, Monastère de St. Florian près Linz, Autriche

Altdorfer-Sebastien-Martyre

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L’histoire de Sébastien

En 288, l’Empereur Dioclétien a condamné le chef de ses archers, un chrétien nommé Sébastien, à mourir sous les flèches de ses propres camarades.

Altdorfer a limité ses efforts de reconstitution historique au strict minimum : la colonne romaine à laquelle est attaché le supplicié, les fissures du pavement qui disent l’ancienneté du lieu, et le costume vaguement oriental des soldats. Peut être le monument rond à l’arrière-plan est-il censé évoquer le Colisée.

Pour le reste, la scène se passe dans le paysage alpestre des pays du Danube, qu’Altdorfer n’a jamais quitté.


Le pont impérial

L’Empereur Dioclétien, reconnaissable au tapis d’honneur posé sur le parapet, est venu observer la mise à mort de son ancien favori. Le pont, une arche ogivale, est orné au centre d’une niche typiquement Renaissance, avec deux amours tenant un blason.

Sans doute cette arche, si prégnante au milieu du panneau, est-elle une idée d’humaniste : en latin, arcus signifie aussi bien l’élément d’architecture que l’arme de l’archer. De plus, trois des arcs ou arbalètes figurés sur le panneau se trouvent sur le tracé de l’arche, soulignant visuellement la relation entre le lieu de la décision et le moyen de l’exécution.

Le pont populaire

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Un second petit pont en brique est construit sous le premier, par dessus l’étroit torrent. Des badauds s’y pressent pour observer la mise à mort. Ce pont doit être submergé par forte crue, puisqu’il manque à la balustrade deux de ses panneaux ajourés. Bizarrement, il ne sert pas à franchir le torrent, puisqu’il n’y a pas d’escalier sur la droite et que la balustrade le ferme.

En remarquant à l’arrière-plan les deux soldats portant une pique qui arrivent de la ville, on comprend qu’un chemin doit longer le torrent sur sa gauche : le petit pont sert simplement de passage sous le grand pont.


Deux ponts orthogonaux

Dans le plan du tableau, le pont ogival relie deux parties privées du jardin impérial et est réservé à la cour (sans doute l’escalier de gauche,  qui descend depuis les jardins, est-il fermé par une grille).

Dans la profondeur,  le pont en brique, lui, se trouve sur le chemin public que prennent  le soldats et le petit peuple venu de la ville.

Ainsi Altdorfer met en scène une architecture paradoxale : visuellement, les deux ponts sont parallèles, mais fonctionnellement, ils sont orthogonaux et appartiennent à  deux domaines qui ne communiquent pas entre eux.


Le chef du peloton

Un seul soldat se trouve sur la rive gauche, du côté du supplicié, et sous l’Empereur afin de pouvoir entendre ses ordres. Il porte sur son côté  gauche une épée, sur son côté droit un long carquois, et s’appuie de la main droite sur un arc dont il ne se sert pas. Il s’est posté en bas de l’escalier, bloquant la circulation sur le chemin, le temps de l’exécution.

Droit, vu de face, entièrement vêtu de blanc et barbu, le chef des archers  fait contraste avec le précédent tenant du poste : le saint  ligoté, vu de profil, dénudé et imberbe.


Les soldats

Les deux soldats du fond sont équipés d’arbalètes, les deux de devant ont des arcs.

Le premier arbalétrier remonte son arme avec la manivelle, un carquois portant les carreaux est posé à ses pieds ; le second arbalétrier, assis sur une chaise, prend tout son temps pour viser.

Deux badauds séparent le couple des albalétriers et celui des archers. La encore, un des deux archers s’apprête à tirer tandis que l’autre est l’arrêt.

Carreaux et flèches

On reconnaît les carreaux tirés par l’arbalète au fait qu’il sont  plus courts que les flèches, et que leur pointe de fer est plus importante.

Ainsi la jambe droite de Sébastien est transpercée au niveau de la cuisse par une flèche, au niveau de la cheville par un carreau : ce qui montre que d’autres arbalétriers se situent en hors champ, en avant du tableau.

Le pont sagittal

En réunissant les deux rives du torrent – les soldats et leur cible – les trajectoires des projectiles constituent une sorte de pont virtuel, un pont sagittal visible seulement par la pensée.

Un dialogue muet

Le premier archer ne tire pas, et  son arc est le seul qui ne se trouve pas sur le contour de l’arche, comme s’il s’émancipait visuellement de la décision impériale. Ce soldat partage le premier plan avec le saint, à taille égale, en face à face :  symétrie encore accentuée par le chêne élancé qui se dresse derrière lui, comme pour s’incliner à la rencontre du chêne qui s’élève derrière le saint.

L’expression de tristesse du premier soldat contraste avec le rictus de son camarade situé juste derrière : on comprend alors que c’est sur lui que se porte le regard interrogateur de Sébastien, son ancien chef : vas-tu me perforer, toi-aussi ?

Sébastien a été condamné à mort non seulement parce qu’il était chrétien, mais surtout parce qu’il convertissait ses soldats. Et c’est exactement ce que Altdorfer nous montre :   à l’insu des autres soldats, des badauds, et de l’empereur lui-même,  le dernier regard du Saint fait son dernier converti.

Le regard-archer

L’analogie entre un regard et une flèche était courante à la Renaissance, du moins en ce qui concerne l’amour profane :
« Qu’ y a-t-il d’étonnant qu’un oeil ouvert et fixé sur quelqu’un lance les traits de ses rayons dans les yeux de la personne qui est proche de lui et qu’avec ces traits, qui sont les véhicules des esprits, il dirige vers elle la vapeur sanguine que nous appelons esprit ? De là le trait empoisonné traverse les yeux et comme il vient du coeur de celui qui frappe, il recherche la poitrine de celui qu’il atteint, comme sa propre demeure. »
Marsile Ficin, De amore, Septième discours, Chapitre 4, « L’Amour vulgaire est une sorte d’ensorcellement ».


Le pont spirituel

Il semble qu’Altdorfer transpose cette métaphore dans le domaine de l’amour divin : au moment même où il est transpercé par les flèches, Sébastien décoche sur le premier soldat un trait de compassion/conversion.

Il n’est peut être pas fortuit que la ligne qui joint les yeux du saint et les yeux du soldat coupe exactement  la niche du pont, dans laquelle deux amours tiennent ensemble le même écu.

Ainsi se construit à la barbe de l’empereur, entre les deux personnages du premier plan, un nouveau pont invisible : un pont purement spirituel.



Le dernier pont : la dalle

Pour les spectateurs sourcilleux qui se demanderaient comment les soldats ont fait pour passer sur l’autre rive,
Altdorfer fournit une explication simple : au tout premier plan, le torrent est couvert par une dalle.

Mais ce dispositif a bien sûr une valeur symbolique : tandis que les Mauvais Soldats sont séparés du Saint par le torrent, la dalle établit une continuité physique entre le Saint et le Bon Soldat :  celui-ci n’aurait qu’à avancer le pied pour traverser et s’agenouiller sur la marche devant le piédestal de la colonne, en réponse au regard décoché par le Saint.

Face à son dernier converti, Sébastien sur son socle est en train de se transformer en objet d’adoration, son corps en effigie et sa chair en statue.


Une iconographie unique

Dans les représentations habituelles du martyre, Saint Sébastien est attaché à une colonne ou à un arbre au milieu des archers, peut-être parce que le texte de Jacques de Voragine indique que « Dioclétien le fit lier au milieu d’une plaine ».

Il est beaucoup plus rare que le Saint et les archers se répartissent dans les deux moitiés du tableau. Et il n’y a qu’Altdorfer pour avoir séparé  ces deux moitiés par un torrent.

Pourquoi le torrent ?

Le torrent est un élément capital puisque, comme nous venons de le voir, il organise l’ensemble de la composition en une enfilade de ponts , réels et virtuels.


De plus, le point de fuite, bien repéré par les arêtes de l’escalier, se situe à l’extrémité de l’empennage du carreau qui traverse la cheville du saint : il correspond  au point de vue d’un spectateur qui se situerait nettement en contrebas, donc dans le lit du torrent.


Comment justifier la présence de cette faille béante entre les bourreaux et la victime ? Faut-il voir, dans les rondins qui retiennent ses rives, une allusion aux flèches qui hérissent le Saint ?

Une autre explication est plus plausible, mais il faut pour cela avancer dans l’histoire, et dans la BD d’Altdorfer…


Le second martyre

Sébastien a comme particularité d’être le seul Saint à avoir subi deux martyres : soigné par sainte Irène,  il guérit des blessures causées par les flèches et revint voir Dioclétien pour lui reprocher sa cruauté (deuxième panneau de la série d’Altdorfer).  Aussi entêté que le saint, Dioclétien commanda que cette fois il soit flagellé et assommé dans le cirque (troisième panneau), et que son corps soit  jeté dans le grand égout de Rome, afin de rendre impossible tout rite funéraire.

Mais sainte Lucine, avertie en rêve, retrouva le corps dans la Cloaca Maxima et le fit ensevelir dans les catacombes de la Via Appia, auprès des apôtres.

C’est à cette scène qu’Altdorfer a consacré le quatrième et dernier panneau de la série.

Autel de Saint Sébastien : la découverte du corps

Atdorfer,1509-1516, Monastère de St. Florian près Linz, Autriche

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps

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Nous sommes le soir : à droite, deux femmes masquent sous leur main la flamme d’une bougie, tandis que deux autres, dont Sainte Lucine au premier plan, utilisent des lanternes sourdes.

Entre ces deux lanternes, on voit l‘ouverture dans le rempart par où l’égout sort de la ville, et la grille qui a arrêté le corps du saint : les eaux souillées viennent donc du premier plan, à gauche du drap immaculé.  Quatre servantes y pataugent,  pour poser le corps du saint sur le drap.  Juste au dessus, un édicule en bois porté par trois piliers ne laisse pas place au doute  : à voir les barbes végétales qui pendent sous l’évacuation, il s’agit tout bonnement de latrines publiques.


D’où l’espèce de soupière métallique avec laquelle la servante qui se trouve juste dessous tente de se protéger.

Le point de fuite

Le point de fuite se situe en hors champ à gauche du tableau, un peu en dessous de la tête de Saint Sébastien : autrement dit le spectateur est sensé être là d’où vient l’égout, couché comme le saint dans l’eau souillée.

Du torrent à l’égout

La récupération du corps de Saint Sébastien dans l’égout : très peu d’artistes se sont frottés à cette scène scabreuse…

En rapprochant les deux raretés iconographiques imaginées par Altdorfer, le torrent du premier panneau et l’égout du dernier, on comprend qu’il utilise le cours d’eau pour mettre en pendant les deux scènes : dans une ellipse graphique qui élimine les deux scènes intermédiaires, il fait « comme si »  le  torrent qui sort du premier panneau par la droite était le même que l’égout qui rentre dans le dernier par la gauche.

Mieux, en positionnant délibérément  le point de fuite  dans le lit du cours d’eau, il implique le spectateur non seulement dans une contiguïté spatiale, mais surtout  dans  une continuité temporelle  : à gauche il est déjà dans l’eau avant que le Saint n’y soit jeté, à droite il est encore dans l’eau tandis que le Saint en est retiré.

Le cours d’eau d’Altdorfer n’est autre que le flux de l’histoire ; et sa technique narrative consiste, littéralement, à y plonger le spectateur.