Vous avez beaucoup écrit et théorisé sur ce qui s’est passé
en Amérique du Sud ces quinze dernières années. De quelle façon le Front
de gauche s’inspire de ces expériences ?
J’ai beaucoup appris des expériences sud-américaines, et pas
seulement à partir de la dernière décennie. Mais ce qui est fascinant
depuis la fin des années 1990, c’est de voir comment un système
s’effondre : à quel moment, de quelle façon etc. Comme en Argentine, ou
au Venezuela, c’est un événement fortuit, qui cristallise la situation
générale. La violence de ce qui se produit ensuite peut paraître
disproportionnée avec la situation antérieure, mais en fait, la société
était en ébullition sans en avoir nécessairement conscience. Le coup de
grâce est donné par la classe moyenne qui se met en mouvement dégoûtée
par le désordre capitaliste. Ce caractère prévisible mais fortuit, sous
le coup du libéralisme d’une société pressée à mort, je pense que c’est
ce qui attend toute l’Europe, et en particulier la France.
Plus que l’Espagne ou l’Italie, ou la situation économique est pourtant plus inquiétante ?
Oui, ici, c’est le volcan de l’Europe, d’abord à cause des traditions
révolutionnaires dans notre histoire. Ensuite, parce que la classe
salariale et moyenne n’est pas déchiquetée par les régionalismes. Et
parce que nous sommes là pour exprimer cette volonté d’insurrection.
Jamais quelqu’un comme moi, qui vient de la gauche de la gauche et un
PCF à 1% n’arriveraient à un tel score en temps normal. C’est la
situation qui veut ça.
La situation économique et sociale entre l’Europe et
l’Amérique Latine n’est pas comparable pourtant… Quelles leçons en tirer
pour la France ?
Justement, l’autre élément qui m’a fait méditer c’est le rôle confié
aux pauvres dans les révolutions, ce qui n’existe pas comme ça chez
nous. Nous avons du théoriser la notion de « précariat », un mot que
nous avons formé à partir de « précaire » et de « prolétariat ». C’est
une classe transversale, qui va de l’ingénieur précaire à l’ouvrier de
nettoyage précaire. En Amérique Latine, vous avez mobilisé les pauvres,
ici nous mobilisons les « précaires » car si nous appelions les pauvres à
se rebeller, on perdrait notre temps. Les gens ne s’assument pas comme
pauvres dans un pays à tradition égalitaire, service public etc. Ici,
personne ne dit « nous les pauvres » comme en Amérique du sud. C’est un
des problème de la vieille gauche : elle ne pense qu’aux travailleurs à
statut, elle n’a jamais été capable de penser la réalité du précariat.
Par ailleurs, j’ai été très séduit par l’articulation entre la lutte
sociale et la souveraineté populaire, au cœur des nouvelles
constitutions. Le mot d’ordre du président de l’Equateur, Correa, est la
révolution citoyenne. A la Bastille, notre slogan c’était
l’insurrection civique et la révolution citoyenne. Peut-être qu’on
aurait été capable de l’inventer nous même, je ne sais pas. Mais en
réalité, c’est une idée que nous avons ramenée d’Amérique du Sud, et le
fait que cela fonctionne sur place nous donne de la force et de la
légitimité pour le proposer.
Concrètement, dans quel modèle sud-américain vous retrouvez-vous le plus ?
Il n’y a pas un modèle, j’ai emprunté partout. Par exemple, nous
avons beaucoup étudié la sortie de crise de l’Argentine et sa façon de
gouverner face aux banques. Je suis très intéressé aussi par les
techniques de communication des Kirchner, un mélange de silence et
d’affrontement avec la presse. Au Brésil, c’est la formation même du
Parti des Travailleurs, une fédération de toute sortes de gens, comme le
Frente Amplio en Uruguay, c’est comme cela que nous construisons le
Front de Gauche. Le Brésil est aussi l’exemple de la question des
pauvres et du rôle de la théologie de la libération. De Venezuela, ce
que je reprendrais sans hésiter, c’est l’idée d’une nouvelle
Constitution.
Comment voyez-vous la situation du Venezuela à la veille des élections ? Etes-vous inquiets par la santé du président Chavez ?
Bien sûr que je suis inquiet. Nous avons des divergences avec Hugo
Chavez, essentiellement sa politique internationale à l’égard de l’Iran.
Je ne suis pas d’accord. Cette théorie de « les ennemis de mes ennemis
sont mes amis » n’est pas acceptable. En Europe, on a payé cher ce genre
d’idées. Mais cela n’enlève rien au fait que le rôle de Chavez est
central, son importance personnelle, son leadership, le Venezuela n’est
pas prêt à se passer de lui. Beaucoup de choses sont en jeu autour de sa
personne.
Vous avez été très attaqué en France pour votre amitié à
l’égard du processus vénézuélien et à l’égard du régime cubain, quelle
est votre réponse ?
Je ne compte plus les programmes de radios ou de télévision où l’on
m’a agressé à ce sujet. Mon choix personnel a été de ne rien lâcher, ne
rien céder. Je connais la suite : tu lâches le Venezuela et après, c’est
Cuba, et ainsi de suite. Je n’ai rien à y gagner. L’ennemi sait très
bien ce qu’il fait et il se moque des droits de l’homme à Cuba. S’il
s’intéressait aux droits de l’homme, il regarderait de près se qui se
passe aux Etats-Unis. Nous avons une dette à l’égard de Cuba. Ce pays
représente beaucoup pour la lutte. Sans ce pays, toute la résistance
aurait craqué en Amérique du Sud à l’époque des dictatures. Ce n’est pas
le culte de la personnalité qui m’intéresse, mais je ne vais jamais
cracher sur Cuba.
Si vous êtes élu président, quelle direction prendrait votre politique étrangère ?
Aujourd’hui, nous sommes les seuls à dénoncer l’alignement sur
l’OTAN, tous les autres partis sont d’accord. Même les socialistes n’ont
plus le minimum de recul critique qu’ils avaient autrefois. François
Hollande vient par exemple d’accepter le bouclier anti-missile.
Nous proposons une rupture de la stratégie d’alliance avec les
Etats-Unis. Pour nous, c’est un pays qui va perdre sa puissance face à
la Chine, mais cela reste la nation la plus armée du monde, et à ce
titre, la plus dangereuse. L’autre grande question, c’est le changement
climatique, qui va bouleverser toutes les puissances, en particulier les
Etats-Unis qui ne font rien pour résoudre le problème. C’est pour cela
qu’il ne faut pas que la France reste enchaînée à un bateau qui coule.
Nous allons proposer une alliance appelée altermondialiste avec les pays
émergents, en particulier les pays des Brics.
Pensez-vous pour cela à une réforme du conseil de sécurité de l’ONU pour que ces pays puissent avoir un droit de vote ?
C’est une question à laquelle je n’ai pas encore réfléchi, mais ce
qui est sûr c’est que nous voulons renforcer l’ONU contre d’autres
groupements comme le g7 ou le G20. Je pense que l’émergence de pays
comme le Brésil ou l’Inde est une excellente nouvelle, et il faudra bien
que les institutions prennent en compte leur présence d’une façon ou
d’une autre.
Source: Cubasiprovence