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Richard Canal, une SF sans dieu ni maître (2)

Publié le 07 avril 2012 par Zebrain

jl2836-1990.jpgRichard Canal est né en 1953, à Tarascon-sur-Ariège. Il a poursuivi (et rattrapé, apparemment) des études d’informatique qui l’ont vu sortir de l’Université de Toulouse III avec un doctorat. Marié, avec un enfant, il accomplit ses tâches professionnelles de maître de conférences en Afrique : il fut en poste à Yaoundé (Cameroun) et enseigne actuellement à de futurs ingénieurs-informaticiens à l’École Nationale Supérieure Universitaire de Technologie de Dakar (Sénégal). Un certain nombre d’éléments constitutifs dans ses intrigues et dans la forme de sa science-fiction trouvent indéniablement leur source dans les connaissances techniques de l’auteur, sans pour autant que sa science-fiction tourne au jargon d’hyperspécialiste (3), tout comme les décors de la “trilogie” (constituée par Swap-Swap, Ombres blanches, et Aube noire) dans cette Afrique qu’il aime (humainement et artistiquement, c’est une première clé de l’œuvre) et où il continue de vivre. Richard Canal a sans doute été l’un des premiers à nous décrire un futur déglingué dans lequel l’Amérique du Nord s’enfonce dans la pauvreté sociale et intellectuelle tandis que le continent africain devient une grande puissance mondiale. Aube noire est exemplaire à ce titre, mais le motif est présent dès Swap-Swap, roman dans lequel des marabouts amateurs d’art (sic) recherchent les témoignages les plus précieux du passé européen, comme les quarante-cinq tours de Claude François (4)…

Canal a confessé naguère combien il éprouve le sentiment que “l’acte d’écrire est une urgence, que chaque phrase que l’on pose sur le papier ne saurait être autre chose qu’un cri, chaque texte un manifeste” (5). Dans le même entretien, déjà ancien, il avouait avoir balancé de l’anarchie à la littérature avant de choisir les mots pour armes. Si notre écrivain est un lyrique et un romantique, il n’est pas pour autant partisan de l’art pour l’art, pas davantage qu’un créateur autiste coupé du monde, non plus qu’un cynique ayant choisi d’ignorer les soubresauts du reste de la planète. Bien au contraire, il s’affirme éminemment politique, bien plus peut-être qu’une bonne part des tenants de la SF idéologique des années soixante-dix, car il n’hésite pas à saisir à bras-le-corps une thématique du refus et de l’indignation que ses personnages transmutent en action pure. “Nous avons perdu l’innocence et la rage mais je ne désespère pas : un jour, nous mordrons”, disait-il encore.

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Il se définissait alors comme un être envahi par une sorte de face sombre d’un humanisme, d’un idéalisme qu’il partagerait volontiers avec Simak ou Sturgeon si une “fatalité vénéneuse” n’envahissait ses récits. Les personnages de Richard Canal ne sont jamais façonnés d’un seul bloc, ils hésitent entre bien et mal, privilégient le gris, mais tentent de vivre leurs convictions même s’ils sont en définitive souvent cassés, car ils s’activent “agités par un espoir inextinguible”. Il en traîne, des révolutionnaires, déçus ou non, dans les récits de Richard Canal. Mais ils sont fort peu guévaristes (6), leurs modèles se situant plutôt du côté de Proudhon ou de Stirner. Ils ne se battent pas tellement pour s’emparer du pouvoir et remplacer des maîtres par d’autres : il se battent pour supprimer un ordre pernicieux. Puis ils peuvent s’effacer : sur Shamäyor (Le cimetière des papillons), les anarchistes qui ont percé les bunkers disparaîtront, plutôt que de remplacer les joueurs. Le Jeu alors cesse, on l'oublie ainsi qu'on peut “oublier les dieux, (...) oublier les maîtres à l'ombre des drapeaux noirs”... Ni dieu, ni maître... Lorsqu’ils se font terroristes informatiques, comme Althéa et la Fraction Armée Noire qui piratent les banques de données dans Aube noire, ils sont hackers, mais ils ne lorgnent pas le fauteuil de Bill Gates.

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Le thème principal de l'œuvre est certes un motif de perte, de décomposition d’un monde et de la vie elle-même. La malédiction de l’éphémère, son premier livre, montrait emblématiquement cette vision entropique jusque dans son titre, sous le signe de l'éphémère et du désespoir (7). La légende étoilée, deuxième volume d’Animaméa, est hanté de suicide (la tentation de Fabrice) et de mort (celle-ci imprègne évidemment tout le cycle, Animaméa étant la planète des âmes mortes)...  Une cité de steelglass de Villes-Vertige ne finit-elle pas, après la contamination de ses sœurs par la part sombre de l’esprit humain, par... se suicider, alors que tout le récit progresse vers le néant et l’obsolescence (8) ? Dans Swap-Swap, il s'agit de la perte de la mémoire, de l'identité : un héros sans mémoire vivant une quête, voilà qui n’était pas sans rappeler Van Vogt et plus spécifiquement un certain Gilbert Gosseyn — même les mémoires informatiques sont vides de références concernant Roman Leyter. Ombres blanches propose une vision symboliquement forte de la déchéance qui atteint les valeurs de l’Occident, dans la traversée de la grande décharge du ghetto de Djoungolo, où la technologie de pointe sombre dans les déchets médicaux (surréaliste colline de fœtus...). Aube noire, malgré la lutte, voit la perte des illusions, la disparition des proches, la tentative de repli (impossible ?) sur le continent des ancêtres. Le plus caractéristique est sans doute le sort de Shamäyor, dans Le cimetière des papillons, monde entraîné dans la chorégraphie folle d'une entropie infernale. Livres, objets, machines et même villes s’y voient réduits en poussière, tout s'y délite à une vitesse effrayante. Symbole : seul le sang animal ralentit cette déliquescence, et on en recouvre donc les fondations des constructions, combat de la vie contre le temps destructeur. Dans Les paradis piégés, la nature même du réel se fait piège et mène à revivre l’horreur la plus ultime que notre siècle ait pu concevoir.

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Peu de personnages chez Canal (y en aurait-il seulement un ?) qui ne soient blessés ou mutilés, symboliquement (dans leur être intime) ou physiquement (dans leur être de chair). Mais ainsi que lui-même les décrit, obscurs, tourmentés, hésitants, les voilà poussés pourtant par un profond désir d'agir. Une volonté sans doute désespérée de contrer les lois qui prétendent les régir, lois physiques ou lois humaines, une volonté de nier aussi l’entropie générale. Les plus radicaux constituent les révolutionnaires — la révolte anarchiste court partout : le groupe Temps nouveaux qui veut abattre les joueurs, la Fraction armée noire, le commando Cassandra qui tente d'abattre Étoile, l'Intelligence Artificielle du gouvernement camerounais.

Mais Richard Canal, a-t-on dit, serait représentatif d'une génération “post-politique” de la SF française. Sa pratique littéraire pourrait certes être qualifiée davantage de formaliste que de purement utilitariste, mais son discours n'en est pas moins un discours de révolte : le choix d'une Afrique forte, décrite de l’intérieur, dans la trilogie est symptomatique d'un refus des fausses évidences occidentales. “Un retournement de l’ordre du monde”, avait dit Éric Vial (9). Et n’est-ce pas l’espoir de l’utopie anarchiste de retourner l’ordre comme un gant afin de le rendre en définitive obsolète et inutile ? Les hommes doivent se battre et s’unir, comme ceux de Shamäyor, qui se retrouvent orphelins de leur confort, contraints de réinventer leur vie, en accord avec le temps, lorsque les Sources se tarissent et que les villes flamboyantes qu'elles entretenaient meurent.

Dominique Warfa


(3) Parmi les auteurs parfois qualifiés de “cyberpunks” au sein de la SF française, Canal malgré ses connaissances pointues paraît au contraire très attaché à ne pas laisser les informations techniquement nécessaires contaminer entièrement le lexique du récit. En passant, il faudra un jour comparer les oeuvres science-fictives des écrivains français par ailleurs informaticiens — outre Canal : Dunyach, Girardot, Léourier et sans doute d’autres...

(4) L’historien du genre retrouverait une première variante de ce motif du retournement de perspective dans un roman de Bernard Villaret, Mort au champ d’étoiles, qui voit passer dans la France profonde du marais poitevin des ethnologues africains étudiant la société locale (Marabout, 1970).

(5) In entretien avec Richard Comballot, paru dans Solaris, n° 92 (été 1990).

(6) Au plan purement politique, non en tant qu’image du “mythe” révolutionnaire (le héros encore jeune qui disparaît dans l’action).

(7) Mais déjà, au-delà de l’action, l’art. L’art qui, comme l’a vu Noé Gaillard (critique de la réédition de La malédiction de l’éphémère dans KWS n° 21, septembre 1996), “serait la seule réponse, notre réponse à la malédiction, cette impossibilité à franchir les cercles pour échapper à la brièveté de notre existence”.

(8) De ce point de vue, on ne peut évidemment manquer de rapprocher les cités flamboyantes du Cimetière des papillons de celles de Villes-Vertige. Si aucune appartenance à un cycle quelconque n’est mentionnée dans le roman le plus récent, une parenté plus qu’allusive est claire.

(9) Critique de Swap-Swap dans Imagine, n° 54, décembre 1990.


Galaxies, n°7, décembre 1997


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