Malheureusement dans ce cas "bis repetita non placent".
La première partie, le concerto n°2 pour piano et orchestre de Beethoven en si bémol majeur, avec Emmanuel Ax en soliste affiche un effectif plutôt léger pour un orchestre très XVIIIème siècle (Mozart ou Haydn). Emmanuel Ax aborde la partie soliste avec une grande délicatesse de toucher et une couleur plutôt douce, plus "soft", dirait-on. Même le dernier mouvement, très enlevé (c'est le plus fameux) reste aérien. J'ai beaucoup aimé son deuxième mouvement, particulièrement délicat, avec des phrases d'une grande beauté. L'accompagnement orchestral n'est pas toujours en cohérence avec le style de Ax, l'orchestre est plutôt fort, quelquefois plus rythmé que fluide, mais la qualité du son est telle, celle des pupitres si maîtrisée, qu'on se laisse ensorceler et on en sort finalement satisfait. Un joli moment de musique.
Il en va différemment pour Mahler. On assiste à un paradoxe: un orchestre de rêve, des pupitres incroyables: Emmanuel Pahud à la flûte et Albrecht Mayer au hautbois sont littéralement exceptionnels, les contrebasses sont sublimes, le son, les émergences de phrases musicales travaillées, sculptées par l'orchestre et le chef nous projettent à des niveaux de technicité inaccessibles.
Et pourtant, malgré un orchestre en tous points remarquable, cela ne fonctionne pas, cela ne part pas, cela ne décolle jamais.
D'abord, les solistes et notamment Jonas Kaufmann ne sont pas au mieux de leur forme, aigus non tenus, souffle quelquefois un peu court (c'est très sensible dans la première partie, Das Trinklied vom Jammer der Erde, il est vrai d'une extrême difficulté). Anne-Sofie von Otter est plus homogène mais elle doit lutter, elle aussi, contre un orchestre beaucoup trop fort, trop éclatant dont on croirait en permanence qu'il attaque la Symphonie des Mille. Les voix sont étouffées, sous ce flot sonore, et la gestique démonstrative de Rattle n'arrange rien. Il en résulte, malgré, je le répète, un orchestre techniquement parfait et une qualité sonore rare - et pourrait-il en être autrement?- un déséquilibre net, dans une salle à l'acoustique pourtant très favorable, et une froideur surprenante de la part d'une phalange et de solistes qui nous avaient ensorcelés l'an dernier. Sir Simon Rattle privilégie "les effets" sur le discours, son orchestre se laisse admirer, mais ne nous parle pas, le cœur n'est jamais pénétré, n'est jamais interpellé, l'âme reste tranquillement endormie: on est dans la superficie, dans le spectacle, dans la mise en scène sonore, extérieure et sans intérêt. Trop souvent dans ce répertoire, l'orchestre de Rattle reste muet, et , malgré le flot sonore, reste incroyablement formel. Il en résulte l'impression qu'il ne s'est rien passé.
Alors évidemment on ne peut que se livrer aux jeux des comparaisons, bien cruelles en l'occurrence pour le chef britannique: là où il privilégie l'effet et la forme, Abbado fait parler l'orchestre, il nous dit des choses, la douleur, la tristesse, la mélancolie, la joie, la mort. Je me souviens des frissons qui me parcoururent dans le "Ewig" final, d'une délicatesse bouleversante et qui semblait se diluer, dans l'orchestre, en osmose totale et qui nous avait chavirés, tous, tout le public en délire à Berlin. Ici, rien: on entend deux discours parallèles, celui de la chanteuse et celui de l'orchestre, qui ne se croisent ni ne se parlent . Il y a d'un côté le primat et du sens et du sensible, de l'autre, de la forme et de l'effet. Dans une œuvre qui dit des chose si intenses, c'est véritablement passer à côté de la vérité et même à côté de l'art. Et la prestation moyenne des solistes (pour des chanteurs de ce niveau, entendons-nous) naît évidemment de cette absence du sens, qui laisse les chanteurs à leur souci de bien chanter, mais qui ne les engage pas au-delà; quant à l'orchestre, il joue à la perfection et au millimètre les intentions du chef, il n'est pas dans l'adhésion, ni dans l'engagement.
Nous avons assisté à une parfaite lecture de partition. Mais on était loin de la musique.