Le sort du système de santé de 330 millions d’Américains repose sur l’appréciation d’un homme seul, sur la manière dont il appréhende la liberté. Ce n’est pas le gouvernement des juges si souvent dénoncé aux États-Unis, c’est le gouvernement d’un seul juge.
Par Roseline Letteron.
L’affaire de l’ « Obamacare » n’est guère commentée de ce côté-ci de l’Atlantique. Nous sommes bien davantage préoccupés par la campagne électorale qui se déroule chez nous que par celle des États-Unis. Et le système constitutionnel américain est si différent du nôtre qu’il semble résister à toute approche comparatiste.
L’ObamaCare : les principes
La réforme de santé adoptée à l’initiative du Président Obama semble en effet découvrir des droits sociaux adoptés en France avec le Préambule de 1946. Ne s’agit-il pas d’établir une certaine forme de droit à la protection sociale ? À la différence du système français, cette protection sociale n’est pas un droit-créance organisé par l’État aux moyens de services publics. La réforme américaine repose sur l’assurance et sa disposition principale consiste à contraindre chaque Américain à se doter, avant 2014, d’une assurance santé. Jusqu’à présent, une telle assurance n’était pas une obligation et environ trente-deux millions d’Américains n’en disposaient pas, généralement par manque de moyens. En obligeant chacun à souscrire une assurance, la loi votée par le Congrès garantit une meilleure répartition des charges liées à la santé. Avec le programme MedicAid, elle permet d’offrir une couverture santé aux plus pauvres des Américains.
Liberté ou droit-créance
Cette obligation suscite cependant l’opposition, pour ne pas dire l’irritation, de vingt-six États fédérés qui contestent ce qu’ils considèrent comme une intrusion de la loi fédérale dans leurs compétences. C’est aussi le cas d’associations qui voient dans la réforme une atteinte à la vie privée, dès lors qu’elle impose la souscription d’une assurance-santé.
Derrière ce débat, on discerne les traces d’une opposition ancienne entre ceux qui définissent la liberté comme le droit de chacun de développer ses activités en dehors de toute intervention de l’État, et ceux qui estiment que les plus pauvres doivent pouvoir bénéficier de certaines prestations garanties par les pouvoirs publics. D’un côté, les partisans d’une organisation fondée sur des relations individuelles, de l’autre ceux qui s’appuient sur la solidarité au sein d’une même communauté.
Jusque-là, nous reconnaissons des débats qui ont également agité la France, par exemple lors de l’adoption du Préambule de 1946, lorsque l’État s’est vu attribuer une mission de prestataire de service. Ils perdurent aujourd’hui avec les discussions sur les différents moyens de lutter contre le déficit de la sécurité sociale ou d’assurer une prise en charge de la dépendance des personnes âgées.
Gilbert Stuart. Portrait de John Jay, premier Président de la Cour Suprême. 1794.
La compétence de la Cour
Aux États-Unis, le débat actuel doit être arbitré par la Cour suprême. Il est vrai que celle-ci va d’abord devoir statuer sur sa compétence. Une loi du XIXè siècle interdit en effet de contester devant le juge le principe d’une taxe, tant que celle-ci n’a pas été versée. La Cour va donc devoir se prononcer sur la nature de la pénalité prévue par la loi à l’encontre des Américains qui n’auraient pas encore souscrit d’assurance-santé en 2014. S’il s’agit d’une taxe, la Cour peut se déclarer incompétente, et renvoyer le contentieux à 2014, c’est-à-dire largement après les présidentielles. Si la pénalité n’est pas considérée comme une taxe, la Cour pourra statuer immédiatement.
Le juge Kennedy comme arbitre
Sur le fond, la Cour est profondément divisée. Le camp conservateur penche évidemment du côté des plaignants. Le juge Antonin Scalia a ainsi déclaré : « Si vous pouvez forcer les gens à acheter une assurance, alors vous pouvez forcer les gens à acheter des brocolis ». La juge Sonia Sotomayor, plus proche des Démocrates, défend la réforme : « Quel pourcentage d’Américains qui conduisent leur fils ou leur fille aux urgences sont renvoyés parce qu’ils n’ont pas d’assurance ? » Celui qui pourrait arbitrer en ces deux tendances est le juge Anthony M. Kennedy, considéré comme un « Swing Vote » au sein de la Cour. Nommé par Ronald Reagan en 1987, il penche tantôt du côté conservateur, tantôt du côté progressiste. Ses choix reposent sur une approche toute personnelle de la notion même de liberté, qu’il définit largement à travers les principes de responsabilité individuelle ou de libre arbitre.
Chacun s’efforce donc de séduire le juge Kennedy. Les uns affirment que la liberté individuelle impose de n’être pas soumis à une contrainte étatique imposant l’obligation de prendre une assurance. Les autres, et c’est la position développée par l’avocat du gouvernement Donald B. Verrilli, que la maladie est un frein à l’exercice de la liberté individuelle. Pour être libre, il faut donc pouvoir se soigner.
Le sort du système de santé de 330 millions d’Américains repose ainsi sur l’appréciation d’un homme seul, sur la manière dont il appréhende la liberté. Ce n’est pas le gouvernement des juges si souvent dénoncé aux États-Unis, c’est le gouvernement d’un seul juge. Cela va même au-delà, cela tend à substituer à la décision démocratique celle d’un conseil de grands prêtres, dont le Sanhédrin ou un collège d’ayatollahs ne sont que des variantes. N’incarnent-ils pas la conscience éternelle et transcendante de valeurs suprêmes, soustraites à tout examen collectif et s’imposant péremptoirement aux pouvoirs publics ? La vérité constitutionnelle américaine n’est-elle pas l’émanation de la seule Cour Suprême, collège de Grands Juges ? Le soubassement religieux des institutions américaines, voire une théocratie judiciaire latente, sont ainsi mis au grand jour.
Cette situation doit être méditée, à un moment où le système français se caractérise par un développement considérable de la justice constitutionnelle, désormais davantage sollicitée avec les questions prioritaires de constitutionnalité. Il est peut être utile de rappeler que le pouvoir normatif appartient au parlement démocratiquement élu, seul en mesure de représenter la volonté générale, et non pas à un juge. Ce dernier a pour mission de garantir l’État de droit, précisément dans le respect des lois votées par le parlement.
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