Pasolini tifoso
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"Le petit match, dans le coeur de la banlieue, au milieu des lotissements qui en dehors du soleil, et de quelques figures de soeur, de mère, en pull des jours de travail, n'ont rien à offrir au nouveau printemps..."
« Le sport est un phénomène de civilisation tellement important qu’il ne devrait être ni ignoré ni négligé par la classe dirigeante et les intellectuels ». Pier Paolo Pasolini, supporter du Bologna Football Club 1909, ailier au sein de l’équipe corporative des gens de lettres, chroniqueur des Jeux Olympiques d’été de 1960 à Rome pour la presse, amateur de cyclisme et de boxe, ne l’aura pas négligé. Flaviano Pisanelli, pour les éditions du Temps des cerises, a rassemblé et traduit les écrits sur le sport du poète et cinéaste bolognais sous le titre Les Terrains.
Pasolini a vu une chose importante : c’est que le sport n’a pas besoin d’être traduit en mots. Son langage suffit à lui-même et à ceux qui le comprennent. Pour lui, le football est un symbole de l’affrontement réel, une représentation rituelle que sa fonction cathartique rapproche à la fois de l’arène et de la scène de théâtre. Ses codes sont établis et connus, ses règles sont acceptées. On peut en décrire l’action, la commenter, mais le langage immédiat du mouvement de cette opposition en train de se résoudre dans l’espace du terrain et la durée de la partie, ne peut être véritablement qu’ « athlétique, physique, musculaire, technique, stylistique« . C’est la maîtrise de ce langage, de ses nuances, qui fait la qualité du sportif. Mais puisqu’il faut bien s’essayer à une transcription, c’est le lexique de la poésie qui s’impose. «J’ai vu le match Italie-Irlande. Une compétition morte, sans langage, sans créativité. Puis, d’un coup, je ne me souviens pas à quel moment, elle s’est ranimée. Il y eut un jaillissement, une invention de jeu : même ce récit sans langage eut son moment de poésie. » Poésie aussi que les épreuves d’athlétisme : »le cent mètres un hendécasyllabe, le deux cent mètres un hémistiche, le quatre cents mètres un quatrain… Déjà le marathon est spectacle, comme un long monologue, désespéré, dramatique… » Mais au souvenir des manipulations « esthétisantes » qui ont marqué les Jeux de Berlin, pour tenter de projeter le sport hors de lui-même, Pasolini reste attentif aux tentatives de récupération de ce langage sans mots.
Pier Paolo Pasolini, Les terrains
Ainsi, le rapport qu’il entretient au football, son sport de prédilection, est ambivalent. Pasolini a mis au centre de ses interventions la position qui est la sienne, celle de l’intellectuel qui s’interroge sur le rôle du sport dans la société, son sens en tant que spectacle de masse, et qui se laisse prendre volontiers par la fièvre des soirées de championnat, le fameux tifo qui saisit le supporter italien. Au fil des textes, Pasolini travaille cette contradiction : le football, comme le souligne impudiquement Helenio Herrera, le grand entraîneur de l’Internazionale de Milan, sert à tenir le prolétaire, à la détourner de la révolution. Il est distraction, spectacle. Mais il est aussi un espace d’expression véritablement populaire, où le mérite sera reconnu. En refusant d’abandonner la critique du sport à ceux qui ne l’aiment pas, ne le pratiquent pas, Pasolini s’oblige à affronter cette contradiction, qu’il retrouve dans le corps même de ces jeunes champions de cyclisme interrogés à la télévision : « A travers cette expérience, j’ai enfin senti ce qui a changé et ce qui n’a pas changé dans le « corps » d’un athlète par rapport à il y a 25 ans : le conflit entre réalité et irréalité s’y est radicalisé. La réalité est existentielle, avec ce qu’il y a de beau et ce qu’il y a de mauvais (…) : l’irréalité, c’est la culture bourgeoise ». Et s’il est indigné par la satisfaction réactionnaire d’Herrera, Pasolini n’est pas plus séduit par la philosophie du jeu du légendaire entraîneur de l’Inter, théoricien du fameux catenaccio, le « bétonnage », système fondamentalement défensif qui abandonne la conduite du jeu à l’adversaire. A l’inverse, pour Pasolini, le véritable moment poétique, c’est celui du but, qui est toujours une invention, une « subversion du code : chaque but a un caractère inéluctable, est foudroiement, stupeur, irréversibilité. Telle la parole poétique. Le meilleur buteur d’un championnat est toujours le meilleur poète de l’année. Le football qui exprime le plus de buts est le football le plus poétique ». En assumant sa position de supporter populaire, sa place dans les tribunes, Pasolini peut se permettre, sans condescendance, ce que d’autres n’osent pas (« Peut-être les journaux de gauche ont-ils peur de critiquer Herrera ? Peut-être parce que les travailleurs vont massivement dans les stades ? ») : esquisser, sur et en dehors des terrains, une morale du jeu.
Sébastien Banse
Pier Paolo Pasolini, Les Terrains. Ecrits sur le sport. Le Temps des cerises, 159 pages, 8 euros. Traduit de l’italien et présenté par Flavio Pisanelli