Théodore Dubois sort du purgatoire. Le Paradis perdu par Les Cris de Paris & Geoffroy Jourdain

Publié le 05 avril 2012 par Jeanchristophepucek

William Bouguereau (La Rochelle, 1825-1905),
Tentation
, 1880.

Huile sur toile, 99,1 x 132,1 cm, Minneapolis, Institute of art.

Le 14 avril prochain débutera, à Venise, le festival Théodore Dubois et l’art officiel qui, jusqu’au 27 mai prochain, permettra aux œuvres majeures d’un compositeur que son étiquette de musicien académique aurait dû condamner pour l’éternité, du moins si l’on en avait dû se fier aux jugements des mandarins de la modernité musicale, à demeurer dans les poubelles de l’Histoire, de revivre, grâce à l’investissement du Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française. Le travail essentiel de cette institution a permis, en juillet 2011, à Geoffroy Jourdain et à ses Cris de Paris rejoints, pour l’occasion, par des solistes vocaux ainsi que par des instrumentistes issus de l’orchestre Les Siècles, de ressusciter en concert l’oratorio Le Paradis perdu, dont Aparté publie aujourd’hui l’enregistrement réalisé quelques semaines plus tard.

Lorsqu’il entreprend la composition de cette vaste partition en 1871, Théodore Dubois a 34 ans et, comme nombre de titulaires du Prix de Rome, qu’il s’est lui-même vu décerner en 1861 (je renvoie le lecteur désireux d’en apprendre plus sur le parcours du compositeur à ma recension d’un splendide disque de pièces concertantes publié l’année dernière chez Mirare), il se heurte à l’impossibilité de se faire jouer sur une scène lyrique, sésame alors indispensable à une véritable reconnaissance. Ainsi qu’il le raconte dans ses Souvenirs de ma vie, dont la lecture est incontournable pour comprendre l’homme et son évolution (références à la fin de cette chronique), il lui fut extrêmement difficile de se défaire, si tant est qu’il y parvînt réellement, de l’étiquette de musicien d’église que le succès de ses Sept paroles du Christ, oratorio exécuté avec succès en 1867 en l’église Sainte-Clotilde de Paris, dont il était organiste, avait renforcée et que son accession, à la fin de 1868, au poste prestigieux de maître de chapelle de la Madeleine largement confirmée. En attendant une hypothétique représentation – qui aura finalement lieu en 1873 – de son opéra-comique La Guzla de l’émir, dont le livret lui échut grâce à l’intervention de son maître, Ambroise Thomas, et  qu’il jugeait visiblement, malgré l’excellent accueil qui lui fut réservé, assez peu digne de ses capacités, Dubois, fraîchement nommé au poste de professeur d’harmonie au Conservatoire en 1871, commanda donc à Édouard Blau une adaptation du vaste poème en 12 livres Le Paradis perdu (1667) de John Milton (1608-1674), ouvrage pour lequel il faut noter que Gustave Doré venait juste de réaliser, en 1866, une impressionnante série de 50 gravures. Il commença à travailler à la mise en musique de ce texte à partir de l’hiver 1871-1872, au moment même où sa vie sentimentale allait connaître son accomplissement au travers de la rencontre de Jeanne Duvinage (1843-1922) qu’il épousera le 20 août 1872, ce qui ne fut sans doute pas sans incidence partielle sur son inspiration, comme nous le verrons plus loin. Le compositeur dut encore s’armer de patience, car Le Paradis perdu, alors « terminé depuis assez longtemps » (sans doute vers 1874-75), dut attendre l’opportunité que lui offrit la création, en 1878, d’un concours de composition organisé par la ville de Paris pour sortir de ses tiroirs. Ayant remporté, malgré des cabales, le prix à égalité avec Le Tasse de Benjamin Godard (1849-1895), son oratorio fut représenté au Châtelet sous la direction d’Édouard Colonne le 27 novembre 1878 et obtint un succès mitigé, puis redonné, aux frais de Dubois et avec une bien meilleure fortune, les 1er et 8 décembre suivants.

Il convient de préciser d’emblée que Le Paradis perdu qui nous est offert aujourd’hui est une orchestration pour double quintette et piano réalisée, dans le respect des règles stylistiques du XIXe siècle, par Olivier Schmitt à partir de la réduction pour voix et piano qui seule subsiste actuellement, la partition d’orchestre demeurant introuvable. Sans entrer trop avant dans les détails (je vous renvoie, pour en savoir plus, à l’introduction pertinente et précise d’Alexandre Dratwicki qui accompagne le disque), l’œuvre se compose de quatre parties, intitulées La Révolte, L’Enfer, Le Paradis – La Tentation et Le Jugement, d’inégale longueur, la troisième étant la plus étoffée et sans doute la plus personnelle de l’ensemble, dans laquelle les éminentes qualités de mélodiste de Dubois éclatent à chaque mesure. Durant l’heure et demie que dure l’oratorio, le compositeur démontre une impressionnante maîtrise d’écriture qui lui permet de mêler sans hiatus style opératique, avec des airs splendides comme la belle méditation de Satan (« Depuis le temps », deuxième partie) ou le duo amoureux, à la manière de Gounod, d’Adam et Ève (« Aimons-nous », troisième partie) auquel les critiques du temps reprochèrent de manquer de passion mais dans lequel je vois, pour ma part, un écho à la fois sensuel et pudique de la nouvelle situation amoureuse du musicien que j’évoquais précédemment, et style sacré, comme le montrent, par exemple, le chœur éthéré qui débute la première partie (« Aux profondeurs éthérées ») et l’impressionnante fugue « à l’ancienne » (« À qui la donna retourne la gloire ») qui la conclut. Un des autres points remarquables de la partition est sa variété car si Dubois offre, de bout en bout, une musique qui ne déroge jamais aux canons esthétiques de son temps – l’homme n’a d’ailleurs jamais prétendu révolutionner quoi que ce soit – dont ses détracteurs ne manquèrent pas de souligner qu’elle était plus séduisante pour l’esprit que pour l’oreille, l’ennui ne menace pas un instant, la tension étant maintenue par d’incessants changements de registre, parfaitement illustrés par un Satan passant de la contemplation à la hâblerie dans la deuxième partie (« Depuis le temps » puis « Frappons le maître en son ouvrage »), et par un sens dramatique très sûr, dans lequel il est loisible de deviner qu’il s’exprime avec d’autant plus de force qu’il ne trouvait alors pas à s’exprimer ailleurs, comme dans le spectaculaire épisode « Ô Dieu vengeur » de la quatrième partie ou le chœur conclusif de la deuxième partie (« Flammes toujours vivantes ») dont le mélange de lueurs inquiètes et de goguenardise rappelle irrésistiblement l’esprit de la Danse macabre de Saint-Saëns (version orchestrale créée le 24 janvier 1875). Notons pour finir que Le Paradis perdu, qui s’inscrit dans le mouvement de renouveau de l’oratorio français inauguré, en 1854, par L’Enfance du Christ de Berlioz et encouragé par les succès qu’y rencontrent, entre autres, Saint-Saëns (Oratorio de Noël, 1858) ou Massenet (Marie-Magdeleine, 1873, Ève, 1875), n’est d’ailleurs pas sans présenter quelques traits communs avec le poème biblique du premier, Le Déluge, représenté en 1876.

L’équipe réunie autour de Geoffroy Jourdain (photographie ci-dessous) pour ressusciter cette partition accomplit dans cet enregistrement un travail en tout point remarquable, qui a considérablement gagné en maturité et en précision si on la compare à leur exécution, déjà de très bon niveau, lors du Festival de Radio-France et Montpellier. Il faut, tout d’abord, saluer la prestation des principaux solistes, qui s’acquittent chacun de leur rôle avec un investissement dramatique de tous les instants et une technique vocale tout à fait satisfaisante, à la légère réserve près d’une intelligibilité parfois perfectible de Jennifer Borghi, incarnant par ailleurs un Archange aussi à l’aise dans la prière que dans l’imprécation, et du timbre quelquefois un rien « pointu » du ténor Mathias Vidal, qui sait néanmoins apporter à son Adam, avec un incontestable brio, une véritable épaisseur en se montrant particulièrement convaincant dans le registre tendre où il n’est jamais mièvre ou artificiel. On ne formulera, en revanche, que des éloges envers l’Ève de Chantal Santon, à la voix lumineuse et sensuelle, parvenant à traduire parfaitement chaque facette du caractère de son personnage, de l’innocence à la repentance, en passant par l’indécision et la séduction, et le Satan d’Alain Buet qui s’empare de son rôle avec une présence phénoménale et une finesse de caractérisation qui non seulement lui évitent de tomber dans la caricature, mais font bien sentir la complexité d’un être dont l’appétit de destruction plonge ses racines dans un profond sentiment de solitude et de rejet, un Diable très humain, en quelque sorte. Le chœur des Cris de Paris, très sollicité tout au long de l’œuvre est, lui aussi, excellent, faisant preuve d’une grande netteté d’articulation, d’une bonne homogénéité entre les différents pupitres et d’une réactivité de tous les instants qui lui permettent de répondre aux sollicitations du chef avec autant de vigueur que de raffinement. Les onze instrumentistes, dont dix sont issus de l’orchestre Les Siècles, sont formidables et livrent une interprétation dynamique qui concilie, grâce à un vibrato et à des équilibres soigneusement dosés, densité et transparence tout en offrant une palette de couleurs quelquefois renversante (quels vents magnifiques), avec une mention particulière pour Aurélien Richard qui, outre son rôle essentiel de soutien de tout l’édifice, tire de son Érard de 1881 des sonorités si séduisantes qu’elles donnent l’envie de l’entendre un jour en soliste. Geoffroy Jourdain, que l’on n’attendait pas forcément dans ce répertoire s’y montre, au contraire, parfaitement à l’aise et galvanise toutes ces belles individualités par une direction conjuguant amplitude de la respiration, souci de la construction et précision de la mise en place. Le chef semble avoir pris, avec autant d’humilité que de sensibilité, l’exacte mesure de la musique de Dubois, qu’il restitue avec une intelligence et un naturel absolument confondants, creusant les contrastes sans jamais les hypertrophier, offrant aux musiciens tout l’espace dont ils ont besoin pour s’épanouir sans que jamais le relâchement ou l’affadissement menacent la netteté de la ligne.

Je vous recommande donc très chaleureusement ce Paradis perdu, que je vous avoue avoir écouté moi-même plus de vingt fois sans jamais éprouver la moindre lassitude et vers lequel je reviendrai souvent. Il apporte la confirmation de la réelle envergure musicale de Théodore Dubois, tout en révélant les affinités que nourrissent les artistes réunis autour de ce projet pour la musique romantique française, tout en laissant entrevoir quels trésors inconnus ou négligés nous attendent encore dans le domaine de l’oratorio français du XIXe siècle, si peu exploré aujourd’hui. On espère que le Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française nous donnera un jour à entendre Les Sept Paroles du Christ et Le Baptême de Clovis de Dubois, mais aussi les réalisations de Massenet, David, Franck ou Paladhile, pour ne citer que quelques noms, qui méritent sans doute une aussi belle résurrection.

Théodore Dubois (1837-1924), Le Paradis perdu, drame oratorio en quatre parties sur un livret d’Édouard Blau d’après John Milton

Chantal Santon, soprano (Ève), Mathias Vidal, ténor (Adam), Alain Buet, baryton (Satan), Jennifer Borghi, mezzo-soprano (L’Archange), Cyrille Dubois, ténor (Uriel, Le Fils), Elias Benito, baryton (Molock), Sorin Dumitrascu, baryton-basse (Bélial)
Les solistes des Siècles
Les Cris de Paris
Aurélien Richard, piano Érard 1881
Geoffroy Jourdain, direction

2 CD [43’35” & 53’21”] Aparté AP 030. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Première partie : « Le Seigneur n’est plus seul » (L’Archange, Les Séraphins)

2. Deuxième partie : « Flammes toujours vivantes » (Les Damnés)

3. Troisième partie : Introduction

4. Troisième partie : « C’est le jour » (Adam, Ève, Satan)

5. Quatrième partie : « Ô Dieu vengeur » (Ève, Adam, L’Archange, Les Séraphins)

Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté en suivant ce lien.

Illustration complémentaires :

Wilhem Benque (1843-1903), Théodore Dubois, 1880. Photographie, 19,5 x 12,5 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Gustave Doré (Strasbourg, 1832-Paris, 1883), Satan et le Serpent, 1866 (Le Paradis perdu, IX, 179-187). Xylographie, lieu de conservation non précisé.

La photographie de Geoffroy Jourdain, des Cris de Paris et des solistes des Siècles, prise durant une exécution du Paradis perdu au Festival Berlioz de La Côte-Saint-André, est de Gérard Gay-Perret (© Le Dauphiné Libéré).

Lecture complémentaire :

Théodore Dubois, Souvenirs de ma vie (1837-1912), présentés et annotés par Christine Collette-Kléo, Lyon, Éditions Symétrie, ISBN 978-2-914373-42-5. Ce livre peut être acheté en suivant ce lien.