Bobò-@-Giovanni-Cittadini-Cesi
Il y a des spectacles dont on sort ému et heureux, mais qu'on est incapable de résumer, ou qui nous trouvent démunis lorsqu'il faut les évoquer. Les mots dans leur netteté, dans leur crudité semblent ne jamais traduire assez bien la complexité des sentiments éprouvés, ne jamais démêler les fils tressés qui ont fait de cet ensemble apparemment hétéroclite de scènes, d'images, de mots qui nous ont frappés, un tissu cohérent qui a tiré çà et là des larmes. Vidéo, théâtre, danse, opéra, musique se rencontrent et se heurtent, avec une force de séduction inouïe. Voilà en quelque sorte ce qui se bouscule au sortir de la seule représentation donnée à la Comédie de Valence de "Dopo la battaglia" (Après la bataille) de Pippo Delbono: la vie est toujours un "après la bataille", fait de silence, de mort de réveil, de chocs, et d'amour retrouvé.
La scène est une sorte de cour de prison, un espace sur lequel des portes à lucarne grillagée ouvrent. Les personnages entrent et sortent, et occupent l'espace central, comme une "promenade de prisonniers", et le spectacle est une succession de "numéros", danse, apparitions, défilés, sketches qui illustrent une sorte d'état du monde, d'état des gens, qui passe de l'optimisme au pessimisme, de l'ironie au sarcasme, en utilisant un fil rouge que seraient la musique, et la danse, toutes les danses, de la ballerine classique à Pina, Pina Bausch, et toutes les musiques, Tchaïkovski, Paganini,
Quand l'opéra verdien accompagne ce tableau initial d'une humanité institutionnelle, corps constitués et église, où l'église est représentée par un prélat qui tient sur ses genoux une tête d'enfant qu'il caresse "dangereusement", nous sommes au carrefour du général (les affaires de pédophilie) et du particulier (la vie de Pippo Delbono, lacérée dans son enfance par des affaires de cet acabit) et ce spectacle est bien un travail en tension permanente entre des destins singuliers et notre destin collectif, qui peut nous interpeller là où on avait oublié et qui crée un rapport très étrange à ce qui se passe en scène un rapport qui nous investit personnellement. Un exemple, qui m'est tombé directement dessus et qui hier m'a bouleversé:
©lorenzo-porrazzini
à un moment vers la fin du spectacle, un bouquet de roses rouges est laissé sur scène et autour de lui une danseuse (Marigia Maggipinto, de la compagnie de Pina Bausch) fait irruption en robe rouge dans une chorégraphie à la Pina Bausch, puis deux puis trois...Hommage vibrant à Pina, qui m'a fait irrésistiblement venir des larmes, car cela m'a plongé dans un de ces souvenirs enfouis qui ré-émergent: Rovereto en Italie, près de Trente, au Teatro Zandonai. On joue "Nelken" de Pina Bausch. Des danseurs sur scène, un même mur gris comme ce soir, et deux rangs devant moi, Pina, hiératique, se lève, regarde son voisin de son regard si profond et si doux, et lui donne une douce accolade, puis ce mouvement se répète à l'infini dans la salle, cette accolade se multiplie comme on multiplie les pains. Larmes. Gorge nouée.
Revoir les mouvements de Pina sur la scène m'a renvoyé à ce souvenir lointain et subitement je me suis senti concerné, interpellé, appelé personnellement par ce que la scène m'offrait. Bien sûr il y a aussi inévitablement l'appel à la farce et au burlesque, comme cet irrésistible discours de Maire lors de l'ouverture du "Poesia Festival", dit en mauvais play back, comme si le discours était tellement automatique et convenu qu'il ne pouvait être personnel, et que tous, nous avons en quelque manière déjà entendu. A cet appel à la farce et au burlesque correspond comme pendant pathétique le "Lacrimosa" du Requiem de Verdi accompagnant des images de guerre (Balkans) ou d'immigrés débarquant à Lampedusa, visions terribles de l'humanité d'aujourd'hui, qui actualise Verdi, qui nous renvoie à notre face la plus noire, encore plus vive avec les débats qui agitent aujourd'hui autour de l'immigration clandestine.
Traversé par le burlesque (le jeu de double avec la vidéo d'un des acteurs sorte de "monsieur Loyal" qui traverse de temps à autre le plateau, qui ouvre la porte du fond "en réel", repris ensuite par une animation vidéo en double illusoire) le tragique, le pathétique, mais aussi l'intime et le personnel, le spectacle se ferme comme une magnifique fleur blanche dont le pistil serait Bobo', entouré des danseuses qui en font une image étrange et magnifique, incroyablement optimiste : après avoir parcouru des méandres d'une humanité diverse et large, terrible et ridicule, souriante et malheureuse, intime et universelle, il nous en fait toucher la complexité et la profondeur mais aussi un irrésistible optimisme, une formidable envie de vivre.
Oui, le théâtre de Delbono est théâtre d'images, d'images d'humanité profonde, qui nous prend immédiatement dans nos replis les plus intimes, dans nos tripes sans jamais verser dans l’exhibitionnisme. Le "Je" de Delbono construit une vision impressionniste du monde, par touches successives, par flaques d'émotions qui finissent toujours par résonner en nous, en écho, en profonde synesthésie par un système de correspondances: je relisais ce soir les "Tableaux parisiens" des Fleur du Mal de Baudelaire et j'y retrouvais à travers "les petites vieilles " "les aveugles", "A une mendiante rousse" autant de flaques de poésie qui faisaient écho à ce théâtre: le théâtre de Delbono est un théâtre de Fleurs du Mal dont Delbono serait le Baudelaire.
Est-il étonnant que les spectateurs touchés, tendus, émus, lui fassent ensuite un tel accueil? La magie du théâtre terriblement cathartique de Pippo Delbono avait une fois de plus frappé, du plus doux des poignards.
Comédie de Valence, 3 avril 2012