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DEB | "Sonia" | nouvelle

Publié le 04 avril 2012 par Dominique-Emmanuel Blanchard @DEBEMMANUEL

Cette nouvelle date de plusieurs années déjà. Je l'ai redécouverte presque par hasard lors d'une de ces balades que je fais parfois dans les corridors de mes ordinateurs. C'est un peu long, courage...

  
   SONIA
 
   Par Dominique-Emmanuel Blanchard
 
 
 
Je vais donc évoquer Sonia. Avec, si vous le permettez, ce que j’appelle de la lucidité, mais d’aucuns y verront peut-être, de la goujaterie.
Dont acte.
La scène se situe après un dîner. À cet instant, je raccompagne Sonia chez elle, le moteur de la voiture tourne et Sonia laisse plus de temps que nécessaire sa main dans la mienne. Voilà…
Allais-je donc céder aux facilités d’usage ? Un dernier verre pour mettre un ultime point à la discussion, au demeurant fort banale, qui avait langui durant tout le dîner ? Que nenni, l’idée ne m’en venait pas. Je ne souhaitais que rejoindre mon petit garçon, et en finir avec cette escapade de père célibataire. Mais Sonia cherchait, dans ma promptitude à la quitter, d’autres raisons. Avais-je peur des femmes ? Ne me plaisait-elle pas ? Je vis tout cela dans son regard un peu luisant. Car, bien entendu, les choses ne sont pas si simples. La dame, elle, l’étrangère posait des interrogations biaisées. Que je comprenais parfaitement. Mais elle avait mon âge cette femme, une quadragénaire ! Depuis quand faisais-je, où étais-je en état de faire l’amour à des quadragénaires ? Laure avait quarante ans. Depuis quand Laure avait-elle quarante ans ? Depuis quand étais-je devenu un vieux ? Et comment ne m’en étais-je pas rendu compte ? Cette femme n’était plus une femme ; c’était une sorte de double qui avait, lui aussi, un enfant — une fille de seize ans — à élever. Ô indignité de l’être : j’ai imaginé la fille quand c’était la mère qui se proposait ! La fille dont je savais par avance l’indifférence où elle me tiendrait si d’aventure je posais un regard sur elle. D’ailleurs, durant toute cette soirée, qu’avions-nous fait d’autre que de parent à parent échanger ces merveilleuses banalités dont nous entourions notre progéniture ?
 
 
 
 
 
 
– Mais enfin Antoine qu’attendez-vous de moi ?
Cette fois elle avait parlé clairement. Oui, diable, que lui voulais-je à cette brave Sonia ? Et, puisqu’il me faut m’étendre sur elle — ce qui est une façon assez cocasse de parler, moi qui précisément n’en avais aucune envie — il me faut convenir qu’elle devait être suffisamment séduisante pour que j’aie cru bon de lui sacrifier une soirée. Ne l’avais-je pas invitée (au restaurant qui plus est, alors que rien ne me paraît plus ridicule qu’un homme et une femme qui ne se connaissent pas — cela se voit de loin — face-à-face pour un repas qui n’en finit pas et au terme duquel on imagine la chambre d’hôtel, les déshabillages ridicules, les caresses tièdes, l’inquiétude du bonhomme qui se demande s’il va pouvoir répondre au bon moment ou s’il ne risque pas une éjaculation précoce. Ô horreur de ces simagrées humaines qui se répètent inlassablement et auxquelles j’ai participé avec la certitude de la nouveauté, du moment magnifique, du roman incandescent ! N’avais-je pas invitée Sonia pour donner le change ? pour que l’on n’imagine pas — mais qui, qui pouvait bien ce poser la question ? — que j’étais incapable de nouer de nouvelles relations ?
Ma mère serait ravie, supposerait vite une liaison, et je n’aurais pas à craindre qu’elle me crût devenu impuissant. Car je ne me voyais pas lui dire : “Mais non, je t’assure maman, je bande, j’ai seulement dîné avec cette femme, pour le reste il y a les putes tu sais, et une surtout, une splendeur, une Antillaise.”
– Mais enfin Antoine que voulez-vous de moi ?
C’est vrai : j’avais une réponse à donner à Sonia. J’étais pris de court. La vieille leçon, jadis connue par cœur, me dégoûtait. J’eus des phrases embarrassées : « Je ne sais pas ma chère Sonia, pas encore. Je suis un vieil ours, pas drôle et pas très sociable, je vous le concède. »
 
 
 
 
 
Je ne m'aimais pas dans ce répertoire, qui, quelles que fussent les réécritures, me paraissait parfaitement éculé. D'autant que je commençais d'éprouver une singulière gêne avec cette main de femme dans la mienne. Si au moins elle s'était aventurée jusqu'à la braguette, les choses eussent été beaucoup plus fécondes. Voilà que je me mettais à comprendre qu'il pouvait être moins indécent de s'emparer de la queue d'un homme que de laisser planer l'indéterminé. J'avais donc le choix entre le rôle de l'adolescent très attardé, et celui, moins flatteur, et tout aussi dérisoire, du vieillard anticipé. Je ne me sentais de dispositions pour aucun.
- Vous êtes un curieux personnage Antoine !
La main de Sonia s'est enfin retirée. J'ai noté la banalité de la remarque. J'ai allumé une cigarette après avoir demandé à Sonia si l'odeur et la fumée ne la gênaient pas.
- Vous savez, ai-je dit d'un ton très grave, j'ai juste essayé de ne pas être ennuyeux. Votre compagnie m'a été fort agréable.
J'avais même malgré été plutôt neutre pour éviter de m'autoséduire. En somme je n'avais démérité ni de moi-même ni de la patrie, ni de l'idée que je me faisais de l'homme. J'étais devenu inoffensif, courtois, et si pater familias, qu'à un voyou qui m'aurait attaqué j'aurais argué de ma condition de père qu'il convenait de ne pas abîmer sous peine de rendre très malheureux un petit garçon.
Que l'humanité se mît à me ressembler, et ma foi tout ne serait pas allé plus mal. Voilà, pour résumer, le message que je distillais à Sonia. Après quoi, dans le but, manifeste, de me planter là Sonia ouvrit la portière de ma vieille voiture. (D'évidence nous avions quitté le restaurant sans dialogue pertinent.)
- Tout cela est très intéressant, dit Sonia en manière de conclusion.
L'ironie n'était pas loin - merci, j'avais remarqué ! Mais pas de quoi en faire un plat, vraiment.
J'ai regardé cette femme s'éloigner sur le trottoir. Elle portait des talons hauts, qui avantageaient la finesse de ses chevilles. Et maintenant que je ne risquais plus rien, je pouvais recommencer de la voir en femme, avec ses hanches, ses seins, son sexe. Tout cela, à ma portée, à la portée de ma main devrais-je dire, m'avait, je l'avoue, c'est cela ; je l'avoue, cette femme à prendre, déjà rendue m'avait un rien dépité. J'acceptais de plus en plus mal que l'on s'en remît à moi, qu'on exigeât une exigence de moi comme si cela allait de soi. Sonia en somme aurait dû me dire : Allez Antoine baisez-moi tout de suite sur la banquette arrière j'ai envie de votre queue dans mon cul d'ailleurs je n'ai accepté ce dîner que pour en arriver là et vous le savez aussi bien que moi du reste est-ce que vous ne m'avez pas invitée dans l'espoir qu'après un repas où vous auriez été charmant vous pourriez me fourrer votre engin entre les cuisses ?
Je crois bien, oui, qu'un tel propos, même édulcoré, m'eût fait sortir de ma retraite. Je me serais vautré dans une vulgarité iconoclaste, efficace et salutaire. Au lieu de cela, nous avions joué nos rôles le plus bêtement du monde, et le tout se transformait en jus de boudin. En d'autres termes Sonia m'avait en quelque sorte contraint à un désir propre à susciter le sien. Je n'ai jamais eu une telle envie d'une inconnue que j'en aie perdu, sur le champ, toute lucidité. Je le regrette. J'ai parfois suivi une femme dans la rue, pour le galbe miraculeux de ses jambes, ou la courbe insensée de ses seins, mais je ne voulais que cela : ces jambes, ces seins. Rien d'autre, et surtout pas de tout ce qui allait avec.
 
 
 
 
 
Il m’a toujours fallu, avec une femme à peine rencontrée, me lancer à la manivelle, comme on démarre un moteur réticent. Je suis probablement un rétif de nature. J’eusse préféré l’être de La Bretonne mais ce sera peut-être pour plus tard. En attendant, l’accès au sexe de l’autre, tout ce fatras à déblayer pour y parvenir me décourage, et, enfin arrivé au cœur de l’intrigue, bon sang ce qu’il faut de mots pour nacrer la chair ! Elle met longtemps à devenir gaie la chair. Rien de plus effrayant (pour moi n’est-ce pas) que de conduire une femme au lit en la guidant par la main. Jamais je n’ai été assuré dans ces cas-là d’avoir le bras assez ferme. J’ai sans cesse usé de moyens dilatoires : les mots surtout, presque toujours les mots, pour conjurer une peur viscérale. Aussi avais-je pris soin, ce soir-là avec Sonia, — et d’autant plus facilement que finir la nuit avec elle n’était pas dans mes visées — de ne pas m’avancer sur le terrain dialectique des rapports entre les femmes et les hommes : je savais trop mes facilités, c’est-à-dire que je connaissais — un rosé frais aidant — mon pouvoir à m’illusionner moi-même, et si je le souhaitais, Sonia in fine coucherait avec moi. Je n’avais ni à le vouloir, ni à faire quoi que ce fût pour cela, qui pût, de près ou de loin, ressembler à une tentative de séduction, non ; pour conduire Sonia là où je voulais, j’avais à me séduire moi, à prendre sa place en quelque sorte, à lui parler comme à un autre moi-même. Si je parvenais à me mettre en état d’exaltation, par je ne sais quel phénomène mimétique, j’éblouissais qui se trouvait en face de moi. J’opérais par ivresse verbale, par osmose serais-je tenté d’écrire.
– Ah, vous êtes prof de philo ! s’était exclamée Sonia durant le dîner, mon Dieu, ça existe encore ?
– Obsolète, mais toujours là.
 
 
 
 
 
Elle avait souri Sonia. Pas facile parfois de faire comme si. Crut-elle que j’étais dupe ? Malgré ses efforts Sonia n’avait pour pensée que la confection du prêt-à-porter ; et son ignorance était telle qu’elle supposait une haute couture à la portée d’un tailleur de quartier. Elle jugea intelligent de railler cette philosophie “qui s’obstine alors qu’elle n’est plus d’aucun secours.”
– Détrompez-vous, la philosophie est une pratique très répandue, tout le monde en fait sans le savoir, avais-je, superbe de désinvolture, répondu.
– Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir ! riposta la vaillante Sonia.
Ce bon vieux truisme culturel la rassura. Voilà, dut-elle supposer, qui avait de quoi me plaire ! Cela avait toujours son effet n’est-ce pas ? Mais, justement, l’effet datait, et cette pérennité qui était pour elle un gage de qualité, comment lui faire comprendre que, pour moi, précisément cette inusable antienne était le comble de la bêtise ? J’étais cependant touché, à moins que ce ne fût, frappé, par les efforts de Sonia pour oser s’avancer sur des territoires qui manifestement n’étaient pas les siens. J’avais en même temps un peu pitié : “N’allons pas plus loin”, avais-je envie de lui dire, ce qui eut été bien pis que de la pitié : probablement du mépris. Je me bornai à glisser, à en revenir à des sujets plus légers. Je n’avais aucune envie de brader la pensée entre les hors-d’œuvre et l’entrecôte à la bordelaise pour une étreinte que je ne souhaitais même pas. Si encore Sonia avait entendu évoquer la philo légèrement ! Que nenni ! elle chargeait la mule, voulait de butte en blanc se lancer dans la question de la vie et de la mort et pour faire bonne mesure, de Dieu !
Le meilleur était pour la fin, quand, après un quart d’heure chaleureux, mais laborieux de divagations énamourées, Sonia pensa conclure avec la grâce d’une révérence :
– Vous devez me trouver bien ignorante !
 
 
 
À peine rentré, après avoir assuré Madame Garcia qui regardait la télévision que j’avais passé — grâce à elle — une soirée délicieuse, tout juste glissé contre Simon qui dormait à moitié, mais me guettant malgré tout, la phrase toute prête, celle qu’aurait eue sa mère : “Tu rentres bien tard, j’espère que tu t’es bien amusé !” le téléphone s’est rappelé à mon bon souvenir : je venais de me conduire d’une façon inadmissible.
Sonia avait des tonnes de reproches à me faire.
– Je comprends que votre femme vous ait plaqué mon pauvre Antoine !
Comment savait-elle ça ? J’avais pris soin, non ; je n’avais pas pris soin : j’avais naturellement oublié de parler de Laure. Je n’en parlais plus depuis longtemps du reste ; j’avais mis des mois à me préparer au départ de Laure, et quand elle est partie c’est en somme moi qui l’avais quittée.
– À qui tu téléphones encore ? a demandé Simon, c’est pénible à la fin, on ne peut jamais dormir dans cette maison.
Sans même boucher de la main le combiné j’expliquai à mon fils que c’était la dame avec laquelle j’avais dîné, qu’elle s’appelait Sonia et que non je n’allais pas me marier avec elle.
– Vous n’aimez pas les femmes, a repris Sonia dont la voix avait perdu tout le clinquant qu’elle avait eu, surtout quand nous avions parlé philosophie. C’était maintenant un ton bas, une voix sourde que je n’aimais pas, qui incitent aux confidences onanistes. Je ne voulais pas ça, non je ne voulais pas laisser croire à cette femme qu’elle pouvait attendre quelque chose de moi. Qu’est-ce que ça voulait dire son vous n’aimez pas les femmes ? Quelles femmes d’abord ? J’en étais écœuré des femmes. Elle avait bien fait les choses la mienne : je n’étais pas près d’infliger une belle-mère à mon Simon.
– On est bon pour une conversation de bistrot vous ne croyez pas ! Les femmes, est-ce que je sais ce que ça veut dire les femmes ?
– Je vous dérange sans doute ?
À ce moment-là, j’en suis sûr, ça aurait pu être n’importe qui à ma place, et j’en voulais à Sonia de tenter de me faire croire que j’étais pour quelque chose dans sa pauvre anxiété de femme au bord de la cinquantaine et qui se sent misérable parce qu’un pâle type dans mon genre s’est dérobé ! Normalement on aurait dû être dans le même lit ; je connaîtrais l’aréole de ses seins, ses mimiques, ses canailleries, enfin il y aurait eu le simulacre de la résistance, le coup de cette fois ce n’est pas la même chose. Il y a en vous quelque chose de différent. Même si les choses ne s’étaient pas passées comme ça, tout aurait été comme ça. Et j’aurais gardé les yeux ouverts dans la nuit, une respiration nouvelle près de moi, une odeur nouvelle, une peau nouvelle près de moi.
J’ai probablement horreur de la nouveauté.
– Répondez-moi Antoine : est-ce que vous avez une maîtresse ?
– C’est délicat vous savez.
– Vous êtes devenu impuissant ? Vous savez ce genre de choses est fréquent après une rupture.
– Quelle rupture ?
– Un choc affectif peut parfaitement inhiber les pulsions sexuelles.
– Je fréquente assidûment une prostituée très Antillaise.
J’éprouvais un singulier plaisir à répéter le mot prostituée.
– C’est que je les aime, poursuivis-je — comme j’aime tout ce qui est désigné au mépris ou à l’affliction forcée ; j’aime les putes, les fous, les clochards, les vieux, les chiens perdus.
– Vous semblez tout mettre dans le même panier : les débiles, les vieux, les chiens…
– Et les putes, oui. Exactement : le grand panier de la misère si vous voulez !
– Vous me faites peur.
– Mais non, c’est tout au plus pitoyable. Et ça amuse beaucoup mon fils ce que je dis là.
– Ah ! parce que vous dormez avec votre fils !
 
 
 
 
 
Je reconnaissais là l’exclamation désolée de l’ancienne battante, celle que je n’avais pu éviter et qui, comme moi jadis, tranchait de tout, de ce qui était sain, de ce qui ne l’était pas.
J’avais tout su moi aussi. La différence, aujourd’hui, c’est que tout ce bric-à-brac, pour moi, était loin, alors que pour Sonia c’était encore bon pour le service. Allons donc, j’allais en faire un homo, un gay, un pédé, une tante, une tarlouze de mon petit ! Et même, est-ce que ce serait là le pire ? L’heure était tout à coup à la dégradation, et quelque chose de la haine s’installait le long de ce fil.
– Si vous croyez que je ne vois pas venir avec votre psychanalyse de cuisine !
Les rôles auraient pu être renversés. J’aurais pu me trouver en ce moment précis à la place de Sonia : n’avait manqué que le désir. Il n’y avait pas eu le déclic : une épaule ronde, un brin de cheville. Mais là, rien. Pas le moindre embryon de bandaison. Rien, rien n’était venu transcender Sonia.
Rien d’ailleurs n’est jamais venu transcender une femme juste rencontrée. D’emblée je ne remarque que les défauts, une façon de dire : “Vous n’allez pas me croire !” un mauvais profil, une haleine douteuse ; bref je guette sur elles toutes les traces : le père violent, le mari timoré, l’émission de télévision de la veille, le méchant roman merveilleux. La bêtise peut même tuer l’ombre d’un semblant d’ébauche de désir, l’amorce forcée d’un espoir.
– J’ai prévu d’offrir la plus belle pute de tout Bordeaux à mon fils pour ses quinze ans.
– Vous irez sans doute jusqu’à l’essayer avant lui !
– Et lui me refilera ses copines. Je me vois assez bien en vieux dégueulasse, ou en maquereau. C’est exactement cela.
– Je vous imagine mal, moi.
Je m’avisai que la voix de Sonia pouvait être belle, avec des râles gutturaux qui n’avait rien à voir, du moins à entendre avec les minauderies dont j’avais été gratifié au restaurant.
– Mais que vous apportent-elles ces prostituées, ces putes comme vous dites ?
– Elles n’attendent rien, et la surprise n’est jamais aussi intéressante que lorsqu’elle est précisément, inattendue. Dans les relations ordinaires entre homme et femme, la surprise est plus ou moins obligatoirement sous-jacente, épiée, pour tout dire : programmée.
– Vous dites cela merveilleusement ! Vous ne croyez donc pas à l’amitié entre un homme et une femme ?
– Mais si, a condition qu’ils soient grabataires ou presque. Est-ce aussi merveilleux ?
– Mais oui, merveilleux !
Le mot, en d’autres circonstances, ce mot, merveilleux, si bien mis à toutes les sauces m’aurait fait frémir. Seulement un équilibre se faisait, je faiblissais en fin de parcours, comme d’habitude, et peu à peu les positions se précisaient ; je retombais dans le vieux schéma de l’homme s’exerçant à séduire. Mais j’étais si douillettement installé, le souffle de mon fils contre mon épaule endolorie, la lampe de chevet teintée mandarine, les livres en pile sur la moquette, la radio en sourdine si je voulais, France musique ou radio classique; Haydn, Bach, partita… que je n’eus pas envie de bouger.
 
Nos conversations nocturnes ont duré des mois. Elles avaient pris très tôt une tournure particulière. Sonia parlait d’elle, de ses recherches généalogiques, compliquées, tumultueuses qui, malgré son travail — au fait, quel était donc son travail ? — la conduisaient d’Avignon à Moscou. Sonia — allons-y —, avait un côté slave qui ne tarda pas à se révéler. Slave, c’est-à-dire beaucoup plus pauvrement dit : bouillonnant, sinueux à ravir. J’en vins à endosser un rôle pour lequel je me sentais effectivement des dispositions : j’écoutais. Et j’écoutais réellement. Je mis à jour la passion, la grande, la seule, l’unique. Celle en regard de quoi tous les hommes qu’elle rencontrait n’étaient, pour Sonia, que de piètres succédanés.
 
J’avais eu raison de me méfier : on est toujours à la place de quelqu’un d’autre, sauf — peut-être — pour sa mère ou ses propres enfants.
 
À la réflexion, ce n’est pas forcément vrai pour la mère : il m’est arrivé de me demander si ma mère ne voyait pas en moi parfois mon frère, ce frère mort, à quelques mois, de la maladie bleue. C’est un frère justement, qui apparut dans le récit de Sonia après deux à trois semaines de piétinements, de balbutiements, d’approches craintives. Un frère maintenu au secret, au cachot même, à l’abri de la lumière, du moindre murmure. Il était là depuis toujours le petit frère.
 
– N’allez pas imaginer je ne sais quoi, répétait Sonia.
 
– Quelle idée !
 
– Il est si fragile vous comprenez, j’ai passé ma vie à le protéger.
 
Pourtant, très vite il se montrerait plutôt bizarre le petit frère, Sacha si j’ai bonne mémoire, bizarre oui, avec ses maquettes d’avions, de torpilleurs, ses cartes, ses insignes. Je percevais la réticence. J’insistais toujours malgré l’heure (trois heures du matin souvent) j’étais au salon, loin de Simon, la cigarette au bout des doigts, un verre de suze-périer en main, dans une semi-obscurité et devant la fenêtre bleue, d’un bleuâtre proustien avec, si je le veux, un aboiement de chien du coté de l’île d’A.
 
J’écoutais quelqu’un qui n’était même pas à vingt kilomètres de là, dans son dixième étage HLM, bruisseux du sommeil qui l’entourait. Sonia, toute seule, devenue l’enfant d’une femme rencontrée quelques semaines plus tôt, une femme vers qui je n’étais pas allé, qui venait mais se lasserait vite je le savais, et qui, en attendant, parce que justement elle savait que nous ne nous reverrions pas, se délestait pour reprendre des forces avant d’avoir tout à reprendre un peu plus loin.
 
– Mon frère collectionne tout ce qui concerne le nazisme.
 
Ah le sale petit frère ! Beau comme il est dit d’un jeune dieu, d’une fragilité à la Musset, composant même des textes d’un romantisme déchirant, blême, doigts osseux, si beau ce frangin que le nazisme venait me gâter en plein fantasme et reléguer au rang de malade au petit pied.
 
– Pourquoi n’avez-vous rien tenté avec votre frère pendant qu’il en était encore temps ?
 
 
Pas la peine d’expliquer, elle comprenait au quart de tour Sonia ! Elle savait, elle avait toujours su qu’il aurait fallu commencer par ça, dans cette maison d’Avignon, un été je ne sais plus quand, sur la terrasse, par une nuit de chaleur hagarde.
 
Le récit s’était présenté plusieurs fois, à peine modifié de redite en redite. Les lieux sont là : je baisse les paupières et je vois la maison sur sa pente rocailleuse, dans le crissement des cigales et, sur cette terrasse, il y a deux ombres. Une glycine court sur un mur, j’entends toute la Provence crépiter, exhaler sa chaleur de toutes ses pierres chauffées à blanc durant une journée exténuante. Mais les ombres s’obstinent à demeurer immobiles. Pourtant Sonia s’en souvient, ne l’oubliera jamais : elle portait une tunique blanche, avec des franges à l’indienne, une tunique courte qui descendait à peine sur les cuisses, et à la taille une ceinture, un ceinturon plutôt.
 
– J’avais les cheveux noués en une seule tresse, un bandeau au front, j’étais bronzée.
 
Bronzée, dit-elle, où j’aurais dit, moi : brunie par le soleil, et pour faire bonne mesure, de poursuivre ici avec les mots mêmes de Sonia :
 
– On buvait un pastis, on fumait. De temps en temps on dansait sur de la musique africaine…
 
Rien.
 
Elle ne dit rien de ce possible, de ce possible pourtant là, ce désir, car c’est de cela qu’il s’agit, car, oui elle avoue : “J’avais le ventre dur comme du bois. C’est abominable à dire ; j’avais une envie de faire l’amour à hurler.”
 
– Avec lui, ou avec n’importe qui ?
 
J’insiste en vain (vraiment en vain ?) :
 
– Avec lui ou avec n’importe qui ?
 
 
 
Parfois Simon surgissait :
 
– Tu en as encore pour longtemps ? J’en ai marre de t’attendre moi !
 
– Il faut bien que je parle quelquefois, déjà qu’on ne sort jamais !
 
– Justement il y est longtemps qu’on n’est pas allé au Mac Do, on ira demain d’accord ?
 
 
***
 
 
Le printemps voit la renaissance de Sonia. Je l’avais un peu oubliée celle-là !
 
– Je suis sûre que vous m’aviez oubliée !
 
– Quelle idée, comme si on pouvait vous oublier vous !
 
– Vous mentez très bien Antoine, (un silence), votre voix me manquait. Qu’est-ce qui pourrait me manquer d’autre d’ailleurs ? Je n’ai rien eu de vous.
 
J’ai retrouvé sur-le-champ cette impression désagréable d’être sur le point de tomber dans un piège. Je sais déjà que j’y tomberai, tout seul.
 
Sonia a pris cette voix de petite fille que je déteste, mais j’en ferai trop dans la gentillesse, dans la complicité et c’est là, exactement là que je perdrai toute chance de m’en sortir.
 
– J’ai passé un hiver horrible, Antoine ! Vous savez, dès qu’il n’y a plus de soleil je me recroqueville, je ne bouge plus de chez moi. J’écris et je téléphone à mes amis
 
– …
 
– Vous êtes toujours là ?
 
– Je vous écoute Sonia, il faudrait un grand soleil dans vos profonds hivers !
 
– Avez-vous envie que l’on se revoie Antoine ?
 
– Je fais un mauvais soleil vous savez, plus très ardent.
 
– J’ai pensé que nous pourrions dîner ensemble.
 
– Quand ?
 
– Aujourd’hui, pourquoi pas !
 
– Mais j’ai des obligations familiales moi !
– Ah, Simon !
J’ajoute, trop vite :
– Vous oubliez Lorraine.
– Lorraine ! Je croyais que vous n’aviez qu’un fils !
Je note une sorte de chuintement dans la voix de Sonia.
– Lorraine est la fille de la personne qui…
– Quel âge a-t-elle votre Lorraine ?
– Elle va avoir quinze ans, pourquoi ?
– À votre âge, les gamines, c’est très dangereux.
 
Je ne suis pas allé plus loin. Entre deux dangers je n’ai sans doute pas choisi le moindre.
 
– Je crois que nous ne sommes pas près de nous comprendre Sonia…
– Finalement je me demande si vous n’êtes pas un pauvre type, a lâché Sonia en bout de course, je vous vois déjà ramper aux pieds de cette petite salope.
J’aurais bien aimé que Lorraine fût une petite salope justement !
– Écoutez Sonia…
– Je sais, je dis ce qu’il ne faut pas dire, mais il faut bien que quelqu’un vous le dise.
– Me dire quoi ?
– Méfiez-vous Antoine…
Je pense un instant à lui dire que j’ai passé ma vie à me méfier, que justement on ne vit pas comme ça. Mais elle reprend :
– Je dois revoir mon frère la semaine prochaine…
Je l’avais oublié celui-là ! Sacha non ? Le petit fasciste…
– Et alors ?
– J’ai très peur.
 
Le silence se prolonge. Je m’entends proposer à Sonia de venir chez elle. Je m’entends le dire, et penser que j’ai tort, infiniment tort. Mais trop tard.
 
Elle portait une sorte de tunique indienne, avec des franges…
– Je vous en ai déjà parlé, glisse-t-elle, très vite.
 
Par la baie vitrée le pont suspendu était illuminé comme un sapin de Noël.
Je me suis installé dans un fauteuil, en face d’elle qui a replié ses jambes sous elle. D’assez jolies jambes, un peu frêles peut-être.
Je regardais tout ce que je déteste et que j’étais pourtant venu chercher : l’appartement encombré de plantes vertes, de macramés, de posters de David Hamilton, d’un flou bleu ou baignent des enfants sans vie.
Le whisky est tiède, la musique stagne. Quelque chose au piano que je ne reconnais pas. Que je n’ai pas envie de reconnaître. C’est un de ces états que j’attends depuis longtemps; une sorte d’ennui sans crainte.
– Dans dix ans, je serai une vieille, lâche-t-elle soudain, et vous, vous en serez à courir derrière des petites connasses qui se foutront de vous…
La complicité de l’âge, c’est un peu comme un souvenir d’adolescence partagé. J’ai envie de dire à Sonia que plus ça va plus je vois les femmes de mon âge comme des copains de régiment. Quelque chose a foiré. Je regarde Sonia, et c’est comme si je savais tout d’elle, pour cause, je sais toutes ces petites merdes qui la minent : des poches sous les yeux aux possibles hémorroïdes, et tout ça, tout ça n’est plus qu’un jeu. Mais ce jeu, il faut qu’elle sache qu’il ne faut pas en être dupe.
– Sonia…
– Oui Antoine, dites-moi quelque chose de gentil, pour une fois…
– Mais je suis quelqu’un de gentil vous savez…
Mais peut-être pas, après tout, non, je ne suis sans doute pas aussi gentil que ça !
– Sonia, je voudrais que les choses soient…
– Claires ?
– Je peux vous proposer une sorte de…
– D’amitié, c’est ça ?
– J’allais dire, de camaraderie.
Quelque chose s’est déglingué quelque part, maintenant je le sais. Mais j’avance ma main. J’en suis là : à vérifier que j’en suis où je voulais être, c’est-à-dire, détaché, très content de moi. J’avance ma main et je caresse le sein de Sonia. Et je n’en éprouve aucune émotion. C’était prévu. Tout est de plus en plus prévu, j’en ai la nausée si j’y songe.
– Vous avez envie de me faire l’amour Antoine ?
 
Son regard, je l’ai noté sur le moment m’a fait penser à celui d’un chat. La même fixité dilatée. Soudain j’ai eu horreur de ce pouvoir absurde qui m’était remis. J’ai fouillé ma poche, cherché mon paquet de cigarettes. Sonia connaissait la partition. Elle savait que c’était à mon tour de parler, de faire quelque chose, elle avait joué son morceau, celui de la femme qui a fait une avance à un homme. Le pont brillait toujours, la nuit durerait encore longtemps, et la sirène d’une ambulance se déplaçait le long de la baie vitrée.
– C’est très compliqué… ai-je dit; c’est de plus en plus compliqué.
J’ai fait quelques pas dans ce salon très encombré, plein d’une vie de femme que la vieillesse commençait à ronger comme une lèpre patiente mais obstinée. J’ai regardé les photos prises à la neige, les portraits d’une gamine qui devait être la fille de Sonia, j’ai entendu le frigo se mettre en marche dans la cuisine. La vie ronflait doucement et j’avais une envie folle d’être ailleurs, de n’être pour rien dans la vie de Sonia.
J’avais vieilli, terriblement depuis ces derniers temps : la rêverie évanescente suffisait de plus en plus à mon bonheur. J’étais à peu près tranquille entre Simon et Lorraine. Et tous les gens de mon âge me paraissaient vieux depuis que je vivais entre ces deux enfants. Vieux, et un peu vains.
 
– J’ai un livre à finir, dis-je soudain, c’est affreux : je ne pense plus qu’à cela.
– J’espère que vous me le ferez lire, minauda Sonia. Mon Dieu, vous êtes aussi écrivain !
Écrivain ! Comme la plupart des profs de français, de lettres ou de philo ! Rien d’original là-dedans : au moins je n’étais pas poète, c’était déjà ça !
J’eus alors le profond dégoût du ventre de Sonia, du marécage de son sexe, de sa salive qui coulerait dans ma bouche si nous nous embrassions. J’ai imaginé son corps un peu maigre, arqué, crispé juste avant la jouissance, et j’ai vu ses paupières se soulever, j’ai vu après l’orgasme, l’horreur absolue dans ses yeux où tarderait à se dissiper une sorte de buée, j’ai vu ce que je ne voulais plus voir, jamais, dans le regard d’une femme après l’amour : la reconnaissance.
– Je vais partir Sonia. C’est ce que j’ai de mieux à faire.
Je me souviens du silence de Sonia. J’ai pris le temps d’éteindre soigneusement ma cigarette dans un cendrier rapporté de Shri Lanka ou de Madagascar.
 
La porte s’est refermée doucement derrière moi. Une porte qui se ferme aussi doucement se ferme pour toujours. Je savais cela. Je n’étais pas fier de moi.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


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