Hommage à Antoine Raybaud, 1934-2012.
Depuis 1966 et jusqu'à la fin du siècle dernier, à la faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, et puis à l'université de Genève, Antoine Raybaud fut pour la littérature moderne et contemporaine un prodigieux enseignant. Ce proche ami d'Abdelwahab Meddeb et d'Edouard Glissant siégea au comité de rédaction de Po&sie où Michel Deguy l'avait convié. Il connut à Genève le rare privilège de pouvoir fréquenter José Luis Borges. Raybaud publia des livres de critique, un récit et des poèmes ; il dirigea pendant quelques saisons la Fondation Saint-John Perse d'Aix-en-Provence.
Il voyageait souvent. Depuis quelques années, il partageait son temps entre Paris et la proximité de Marseille où vivaient ses frères et sœurs, ainsi que l'une de ses filles. Ses obsèques se sont déroulées dans la vive lumière d'une fin de matinée, lundi 2 avril, près de sa maison de chaque été, au cimetière d'Éguilles, à dix kilomètres d'Aix-en-Provence. Depuis le mois de novembre deux graves accidents de santé l'avaient immobilisé dans la chambre d'un hôpital parisien où il avait tout de même la possibilité de contempler la capitale qu'il aimait profondément. Un troisième accident vasculaire cérébral vint à bout de son courage, pendant la nuit du 27 mars. Il était né en 1934, la plupart de ses amis comprenaient difficilement que cet éternel jeune homme avait déjà atteint l'âge de 78 ans.
Sa famille et de nombreux amis étaient présents au cimetière, quelques-uns prirent la parole. L'un de ses compagnons de toujours, le musicologue Robert Fajon raconta sa scolarité au lycée Thiers de Marseille. Antoine Raybaud était chaque année le prix d'excellence de sa classe, il obtint la première place au concours d'entrée à l'École Normale Supérieure. Parmi ses collègues de l'université aixoise, j'ai reconnu Jean-Claude Bouvier, Jacques Chabot, Elisabeth Rallo-Ditche et André Tournon. Anne Roche s'est souvenue qu'avec d'autres amis, ils se réunissaient pour former un quatuor de musique de chambre : dans le studio qu'il habitait sur le quai de Rive-Neuve à Marseille, Antoine jouait du violon. Anne Leoni évoqua le rôle essentiel qu'il joua pour développer l'interdisciplinarité dans la faculté des Lettres. Avant de partir pour Genève où ce singulier outsider succéda à Jean Starobinski, Antoine Raybaud exerça pendant quelques semestres la fonction de vice-président de l'université d'Aix-Marseille : il batailla fermement, et avec succès, pour que les "scientifiques" accordent une place plus grande aux "littéraires".
Sous sa houlette, nous étions à Aix-en-Provence nombreux et très fervents à venir étudier André Breton et les surréalistes, Francis Ponge, René Char, Saint-John Perse, Antonin Artaud et Aimé Césaire. Pendant les cours, Raybaud ne portait jamais costume ni cravate, quelques feuillets de notes lui permettaient d'improviser. Il était souvent en retard, on voyait arriver dans le parking de la Faculté sa 2 CV brinquebalante, bourrée de livres et de journaux. En ce temps-là, grâce à l'amitié de "Poussiquet" que j'ai revu à Éguilles, Raybaud habitait souvent dans les virages de la route du Tholonet l'une des chambres qu'on pouvait louer au Château-Noir, l'un des grands motifs de Paul Cézanne. Sa culture était éblouissante, ses digressions infiniment précieuses. Pendant ces années d'après Mai 68, il invoquait volontiers Claude Lévi-Strauss et Jean-Pierre Richard et venait en auditeur libre écouter l'enseignement de son ami le linguiste-sémiologue Jean Molino. Ces passages de relais étaient clairvoyants, son enthousiasme et ses partis pris immédiatement communicatifs. Ses souvenirs de la guerre d'Algérie le hantaient souvent, Raybaud militait magnifiquement pour que des auteurs de l'autre côté de la Méditerranée comme Kateb Yacine et Nabile Farès soient davantage connus en France. Pour ma part je lui dois la découverte de plusieurs livres, comme Le grand voyage de Jorge Semprun, Le Sang noir de Louis Guilloux et Au-dessus du volcan de Malcolm Lowry.
Quelques-uns osaient l'appeler par son prénom. "Antoine" était très écouté, aimé et respecté. Nous craignions quelquefois ses colères et ses déceptions. Il n'avait pas de goût pour le pouvoir intellectuel, il travaillait très ardemment et très obstinément pour que ce qu'il y avait de plus créatif parmi les utopies de Mai 1968 puisse se cristalliser et se transformer à l'intérieur de l'université. Excepté pendant les exposés que nous faisions volontiers, nous n'étions à ses yeux jamais assez participants : en fait, nous n'avions pas envie de prendre la parole, écouter un superbe cours magistral comme il les faisait à propos de Baudelaire ou de Mallarmé nous comblait au-delà de toute attente. Avec son ami Michel Touraille qui dirigeait le Théâtre Quotidien de Montpellier, Antoine Raybaud composait autour de Rimbaud et de Césaire des montages poétiques qui donnaient lieu une fois par an à des spectacles. Avec un autre de ses grands amis, Pierre Voltz - décédé lui aussi, depuis à peine un an - il avait convié pour une soirée de théâtre à la Faculté l'un de ses anciens élèves, le metteur en scène Gérard Gelas qui inaugurait sa compagnie avignonnaise du Chêne noir.
Nous nous étonnions qu'il n'ait pas publié de livres. Sa réelle modestie, son extraordinaire agilité intellectuelle et la manière tout à fait particulière qu'il avait de brûler ses propres cartouches pour "tenir le pas gagné" - cette citation de Rimbaud était l'un de ses leitmotive - nous laissaient imaginer qu'il n'y songeait pas vraiment. De fait, pour lui, le temps des publications vint trop tard pour qu'il puisse de son vivant rencontrer un autre public que celui de ses nombreux cours, séminaires et conférences. Son étude sur Rimbaud, Fabrique d'Illuminations parut au Seuil en 1989. Par le biais de la revue Détours d'écriture de Patrick Hutchinson et des éditions Sillages de Noël Blandin, un recueil de poèmes, Murs fut édité en 1993. Une autre amie de Marseille, Francine de Martinoir sut le solliciter pour que paraissent ces deux livres les plus conséquents, dans la collection Voix intérieures, aux éditions du Rocher : un recueil de textes critiques, Le besoin littéraire (novembre 2000) et Retour du Paraclet (avril 2003) un récit, le monologue d'une femme hantée par les catastrophes de son siècle. Dans ces deux livres, sa capacité de synthèse et de dissémination, le foisonnement et l'exubérance de ses angles d'attaques sont stupéfiants : Antoine Raybaud cite magistralement Gérard Genette, Michel Butor et Karl Popper, Samuel Beckett, Primo Levi et Jean Améry, Olivier Rolin et Agota Christof. Sur la page de garde de Retour du Paraclet, je relis sa dédicace : "ces turbulences, avec toute ma fidélité".
Très ému, Abdelwahab Meddeb qui publia souvent des articles d'Antoine Raybaud dans sa revue Dédale, lut un texte qu'il venait d'écrire pour son ami. Une universitaire new yorkaise qui fut autrefois l'une de ses étudiantes aixoises, Ronnie Leah Scharfmann sut dire les vertus de ce passeur qui l'incita à faire une thèse sur Aimé Césaire. Venue de Genève, Sylviane Dupuis avait choisi de lire trois fragments de Retour du Paraclet. Les paroles les plus émouvantes de cette réunion vinrent de deux de ses petites-filles. Laure et Garance surent rappeler de quels enthousiasmes et de quels accueils merveilleusement généreux leur grand-père était capable. Elles se souvenaient des délicieux tajines qu'il composait dans la cuisine exigüe de son appartement parisien de la rue des Trois frères. Pour chacun de leurs anniversaires qu'il ne manquait jamais, Antoine leur apportait des sacs remplis de cadeaux, de livres et de musiques ; elles découvraient Paris en sa compagnie, il les emmenait voir des spectacles et des expositions, découpait pour elles les articles de journaux qu'il souhaitait qu'elles lisent.
Depuis le milieu des années soixante-dix, je retrouvais quelquefois Antoine Raybaud. Il surgissait soudainement au détour d'une rue, à Marseille ou bien à Aix, au marché des fruits et des légumes, ou bien près de la Rotonde. Je me souviens qu'il était présent lors d'une rencontre que nous avions organisée au théâtre du Gymnase avec Gil Jouanard autour du cahier de L'Arc consacré à Yves Bonnefoy : il avait échangé quelques mots avec Claude Esteban qui fut son condisciple rue d'Ulm. Au milieu des années 80, je l'avais invité au Collège d'Échanges contemporains de Saint-Maximin pour un débat public en compagnie de Georges Duby qui lui vouait estime et affection. Je me rappelle l'avoir revu gare Saint Charles, pendant un jour d'été de 1989 particulièrement caniculaire, il m'avait fait de cordiales critiques à propos d'un article publié dans Le Provençal à propos de L'œuvre ultime et de la vieillesse des peintres, une exposition de la Fondation Maeght. J'apercevais Raybaud chez André Dimanche : en compagnie de Blandine Masson, au terme d'un séjour de trois semaines au Texas, parmi les archives de la bibliothèque de l'université d'Austin, Antoine avait traduit et composé en 1990 le Journal d'Helen de H. Hessel. Je l'avais convié grâce à l'amitié de Françoise Danset et de François Gasnault, en novembre 2005, pour un colloque sur la revue L'Arc qu'avait dirigée Stéphane Cordier, l'aixois du Chemin de Repentance : sa communication fut remarquable, elle exigea un énorme travail, elle s'intitulait L'Arc (1963-1981) et L'Herne (1961-1977).
J'ai revu Antoine Raybaud à Aix, une dernière fois, pendant l'été 2011, nous avons conversé pendant une belle demi-heure à la terrasse d'un café proche de la gare. Il s'inquiétait de la santé de Jacques Dupin et me parla des comités de rédaction de Po&sie sous l'égide de Michel Deguy. Il évoquait la présence d'Yves Bonnefoy, je peux assez exactement citer son propos : "Quand il parle, quand il fait des conférences, c'est tellement étonnant ! Bonnefoy commence lentement, il rassemble progressivement ses éléments, et puis soudainement, tout s'embrase, tout s'éclaire ! Avec ce qu'il a rassemblé, il compose un très grand feu !". Je préparais l'exposition et le catalogue de la Fondation Saint-John Perse consacrés à Pierre Guerre, je lui demandai son témoignage. Il me répondit avoir très peu de choses à me raconter, mais je regrette de n'avoir pas transcrit ce peu dans mon texte. Antoine Raybaud se souvenait d'avoir aperçu dans un amphithéâtre de la faculté d'Aix un personnage petit et un peu âgé qui prenait des notes et venait suivre avec beaucoup d'attention ses cours d'Agrégation. Un jour, brusquement, cet homme qu'il ne connaissait pas était chaleureusement venu à sa rencontre, à la fin d'une cours. Pierre Guerre lui raconta que d'ordinaire, il se méfiait du monde universitaire et n'aimait pas les professeurs. Avec Antoine Raybaud, cet immense collectionneur d'art africain avait changé d'avis, il n'éprouvait pas ce sentiment. Il lui demanda instamment de faire partie du conseil d'administration de la Fondation Saint-John Perse. Après le décès de Pierre Guerre, Antoine Raybaud fut l'un des organisateurs du grand déménagement qui transféra la Fondation depuis l'Hôtel de Ville d'Aix jusqu'à l'ancienne manufacture des allumettes qui abrite aujourd'hui la Bibliothèque Méjanes et la Cité du Livre
Alain Paire.
On trouve sur ce lien l'enregistrement en 2009 d'une conférence d'Antoine Raybaud à propos de l'épopée. Cet enregistrement s'effectua en présence d'Édouard Glissant auquel Raybaud, très affecté par la disparition du poète en février 2011, consacra le dernier de ses articles. D'autres enregistrements de ses conférences et séminaires existent, il faudrait composer à partir d'elles un coffret.