Histoire de… Rough Trade

Publié le 04 avril 2012 par Hartzine

« Il est flatteur que les gens s’intéressent au passé, mais la chose la plus importante est ce qui arrive maintenant, ce qui arrivera ensuite. » Geoff Travis

S’étant constitué un stock non négligeable de vinyles au cours de sa traversée en stop des Etats-Unis, vinyles qu’il prend le soin d’envoyer à son domicile londonien par la poste, Geoff Travis, ex-étudiant de Cambridge, décide, dès son retour, d’ouvrir une échoppe de disques à l’image de celles croisées lors de son périple américain. Un magasin aménagé tel un lieu de vie, flanqué d’énormes enceintes et d’un canapé défoncé, où l’on peut écouter ses trouvailles sans personne pour presser à l’achat. Ainsi, dès février 1976, Ladbroke Grove, quartier ouest-londonien regorgeant à la fois d’excentriques et de rastas, accueille la toute première boutique Rough Trade, point de départ de l’une des plus passionnantes aventures de la musique indépendante contemporaine. Spécialisé au départ dans les imports américains et jamaïcains, Rough Trade devient vite, avec Kings Road, l’un des centres névralgiques d’un mouvement punk alors en pleine gestation. Après avoir splitté les éphémères London SS, Mick Jones et Paul Simonon, deux habitués créchant dans le coin, recrutent Joe Strummer, leader de 101′ers se produisant à deux pâtés de maisons, pour former The Clash. Steve Jones, futur Sex Pistols, vient lui revendre les disques qu’il pique dans d’autres boutiques tout en se gavant les multiples fanzines ronéotés dont l’américain Punk ou le londonien Sniffin’ Glue. La connexion est telle que Métal Urbain, l’un des premiers groupes punk français avec les Stinky Toys, pousse la structure à muer en label dès 1978 et sortir son premier single, Paris Maquis. Pourtant, si le punk laisse une indélébile trace le code génétique de Rouch Trade, celle-ci est plus à déceler dans la volonté et le DIY intégral animant la structure que dans l’esthétique musicale en émanant. Plurielle, celle-ci se nourrit avant tout des qualités intrinsèques de Geoff Travis et de ses acolytes, notamment dans leur anticipation de la scène post-punk.

Les Swell Maps comme The Normal incarnent à merveille le rôle endossé par le disquaire/label, structurant peu à peu un efficace réseau de distribution indépendant. En 1977, le single Read about Seymour des premiers est un quasi fiasco et ce même avec le soutien de John Peel, dj à Radio One. Suite au passage impromptu de Nikki Sudden, membre des Swell Maps, dans la boutique de Westbourne Park Road, Rough Trade rachète tous les exemplaires restants du single et les achemine un peu partout en Angleterre, déclenchant subséquemment l’un des premiers phénomènes post-punk. Ne se plaçant pas en qualité de label, mais en tant que coordinateur de micro-structures qu’ils aident par les accords « P&D » – pour  »pressage and distribution » – à se financer, Rough Trade est à l’origine du développement d’une myriade de label dont Rather des Swell Maps et Mute de Daniel Miller. En plus d’utiliser la boutique comme adresse postale, ce dernier reçoit une avance pour un second pressage de son inaugural Warm Leatherette, single qui deviendra par la suite un classique des premières expérimentations électroniques : « En sortant ce disque, je suis devenu une maison de disque, Mute« . Miller est très vite submergé de cassettes démos, dont celle de Frank Tovey dont il éditera le premier album, Fireside Favourites, sous le nom de Fad Gadget. En 1981, suite à concert en première partie de Fad Gadget, Miller intègre un autre groupe alors inconnu dans sa jeune structure : Depeche Mode.

Au-delà de fédérer et de structurer le milieu indépendant selon une méthode plus professionnelle que celle des labels Factory (Joy Division) ou Fast Product (Gang of Four) – au point d’instiguer The Cartel, coopérative de distribution indépendante impliquant les labels Backs (Norwich), Fast Forward (Édimbourg), Probe (Liverpool), Revolver (Bristol), Red Rhino (York) et Small Wonder (Londres) – Rough Trade ne développe pas moins une approche originale, fondée sur la confiance, eu égard à ses modes de gestion interne et ses relations avec les artistes. En plus des accords « P&D » avec les labels émergents, la structure ne signe avec les groupes que des contrats mono-disque partageant à 50/50 les bénéfices, après couverture des charges de production. Une attitude tranchant avec celle des majors se disputant les groupes à coups de contrats juteux longue durée, hypothéquant mécaniquement la créativité de groupes ployant sous la pression d’une obligation de résultats. Sans avance, les groupes du label se doivent de contribuer au fonctionnement du magasin. Un fonctionnement interne pour le moins spécifique, centré sur l’idée de coopérative : chacun dispose d’un salaire équivalent quand la répartition des tâches se fait par rotation. Empruntant des chemins de traverse, entre utopie collectiviste et réalisme entrepreneurial, Rough Trade arrive à ses fins et met en orbite le groupe punk irlandais Stiff Little Fingers qui atteint la quatorzième place des charts avec leur second album, Inflammable Material. S’ensuit une période faste, entraînant de l’ombre à la lumière une flopée de groupes tel que Cabaret Voltaire – avec Geoff Travis à la production du single Nag Nag Nag – The Fall, The Monochrome Set ou The Raincoats.

En 1982, le label, sortant plus d’un LP par mois, s’autonomise juridiquement de la boutique – qui déménage au 130 Talbot Street – et bouscule ses principes de base sur l’autel d’une signature prestigieuse : The Smiths. Le groupe de Morrissey et Johnny Marr sort en 1983 via Rough Trade Hand in Glove, single fascinant un public vouant aux gémonies les synthétiseurs, et signe derechef le tout premier contrat longue durée du label. Le succès instantané des Smiths provoque l’emballement de la structure qui en perd quelque peu son latin, les charts nationaux devenant l’objectif à coups d’immenses campagnes de publicité. Accédant au statut bâtard de major parmi les indés, Rough Trade souffre d’une inadéquation consubstantielle de son organisation semi-collectiviste à la gestion purement économique d’une entreprise culturelle. En 1991, les disques des Smiths ne rapportent plus assez pour couvrir des pertes qui s’accumulent, à tel point que le label met la clé sous la porte.

Financièrement indépendantes, les boutiques tiennent le cap et se multiplient. Un temps franchisées à Paris ou Tokyo, on en dénombre trois à Londres dont celles du 130 Talbot Street, de Covent Garden (1988) et Brick Lane (2007). Le label, quant à lui, renaît véritablement de ses cendres en 2001 et l’acquisition de l’ensemble des droits du catalogue par l’inusable Geoff Travis et l’ex-Public Image Ltd, Jeannette Lee. S’ensuit une série de succès commerciaux – dont The Strokes, The Libertines, Arcade Fire, Belle & Sebastian ou Sufjan Stevens – se concluant par la signature dès 2007 d’un partenariat avec le groupe Beggars, créé lui aussi en 1977 et à l’origine des labels Situation Two et 4AD, lui ouvrant plus que jamais les portes du marché US tout en lui garantissant l’indépendance dont profitent les autres labels membres du groupe, Matador en tête.

Do It Yourself: The Story of Rough Trade

Do It Yourself: The Story of Rough Trade est un documentaire passionnant de quatre-vingt-dix minutes réalisée par la BBC Four et retrace l’histoire du label.