Mon crime impuni

Par Raymond Viger

Chronique du prisonnier

Les racines de la criminalité

Je suis réveillé au milieu de la nuit à cause d’un horrible cauchemar. Ébranlé et tendu, je me mets à écrire ce mauvais rêve en souhaitant qu’au matin je pourrai y mettre un peu d’ordre. J’ai la certitude que je trouverai une explication qui m’éclaircirait.

La veille, en écoutant un documentaire, je découvre l’évolution de certaines espèces marines qui se transforment en espèces terrestres. Des scientifiques, grâce à l’étude de la morphologie, peuvent expliquer comment la nature a changé un poisson en un animal.

Un des rares exemples encore vivant de cette évolution est le coelacanthe. Un poisson à l’allure préhistorique. Là où ses nageoires apparaissent on peut distinguer en arrière-plan des futures pattes, essentielles pour l’adaptation à la vie terrestre. C’est alors qu’une réflexion me traverse l’esprit. Où et quand aurais-je bifurqué du droit chemin? Comment me suis-je transformé en criminel? J’étends ma fameuse question sur une couverture de papier «LES SOURCES DU CRIME». Puis, je tente de m’enfiler une nuit de repos, qui s’avèrera un véritable cauchemar.

Dans mon rêve, je me retrouve au «super-max» (prison à très haute sécurité) entouré de 3 autres criminels à l’intérieur d’une petite cour. Histoire de tuer toute envie aux plus téméraires de prendre la poudre d’escampette, cette cour est entourée d’immenses murs de béton recouverts d’une couronne de barbelés tranchants. Nous étions considérés comme les criminels les plus dangereux.

Alors que je marche en solitaire, les gémissements d’une chatte captent mon attention. J’aperçois un de mes codétenus maintenir d’une main une petite chatte et de l’autre, lui enfoncer des carottes dans l’arrière-train. Celle-ci hurle de douleur suppliant de ses yeux terrorisés qu’on lui porte secours.

Personne n’ose intervenir. L’indifférence totale. Pour ceux qui désirent survivre dans cet environnement barbare, c’est une carte essentielle à maîtriser. Un simple commentaire pour mettre fin à cette torture pourrait faire renverser la rage du tortionnaire sur le fautif. Qui voudrait risquer sa vie pour sauver celle d’une chatte? Dans cet enfer, toutes les formes de gentillesse, de sollicitude sont plutôt considérées comme de la faiblesse qu’on tente d’éliminer à la première occasion. Elle nous rappelle peut-être notre propre sensibilité que nous tentons d’étouffer quotidiennement avec toutes les drogues disponibles.

Je m’approche discrètement. Je découvre que la chatte donne naissance à une portée de minous adorables. Évidemment, tous dans une condition de santé précaire. Mon incapacité à les sauver et les protéger me gruge de l’intérieur en me rendant complètement fou. Je ne fais rien. L’instinct de survie domine mon cœur. Je me sens déchiré de toutes parts et impuissant. C’est à ce moment que je me réveille tout en sueur.

Révélation

J’avais lu qu’on pouvait trouver une réponse à une question difficile en écrivant sur un papier la question avant de s’endormir pour qu’au matin la réponse vienne spontanément. Sans même l’avoir planifié, j’avais mis en place une technique pour trouver une solution. Un problème vieux d’une trentaine d’années où se cachait un souvenir enfoui dans les abîmes d’un passé si douloureux que je l’avais littéralement effacé de ma mémoire.

Grâce à cet horrible cauchemar, je revisite une période significative de mon enfance avec suffisamment de distance pour y voir enfin clair. Ces images provenaient, en bonne partie, d’une époque bouleversante de ma vie où mes parents divorçaient. Ma mère eut l’ingénieuse idée de faire appel à nos professeurs pour nous héberger temporairement. Mes sœurs et mon frère furent tous recueillis par leur professeur respectif. Je ne sais pas comment ma mère a réussi l’exploit. Je lui lève mon chapeau.

Je me suis retrouvé dans une magnifique maison à Delson. Dès mon premier jour, je me souviens très bien de m’être fait épouiller (retiré les poux!). Un peu gêné, je me laissais faire. Jacqueline, la mère de cette famille, semblait bien au-dessus de ses vermines parasitaires. Rapidement, je me suis senti comme un membre à part entière de cette famille.

Rien ne manquait: piano au salon, deux voitures, bibliothèque de rêve avec une collection de bandes dessinées que même l’école ne possédait pas. J’explorais ce nouvel univers magique. J’aidais le paternel à faire la vaisselle tandis que Marie-Claude, l’unique fille de Jacqueline, pratiquait son violon. Un environnement idéal à tous points de vue pour le développement d’un enfant.

Prenant conscience de ma chance d’être là, je faisais tout pour plaire, pour me faire aimer. Je croyais innocemment que l’amour devait se mériter comme le salaire d’un ouvrier sur une chaîne de montage. L’amour inconditionnel m’était inconnu et ne m’est jamais apparu comme quelque chose de réaliste, même aujourd’hui. Malgré tout, mon futur semblait prendre une tout autre tournure… C’est là qu’une partie de ma vie allait se jouer. Me sentant totalement en sécurité, j’exposais toute ma candeur d’enfant tel un trésor inépuisable, inébranlable. Jusqu’au jour où la réalité vînt fracasser cette naïveté avec une violence restée insurpassée jusqu’à ce jour.

Racines de la criminalité

La véritable maîtresse de la maison était une belle chatte angora qu’on couvrait de caresses et de bisous. Elle est enceinte, ce qui explique toute cette attention à son endroit. Par un beau matin, la petite princesse donne naissance à une magnifique portée de chatons. Marie-Claude et moi étions aux anges. Existe-il quelque chose de plus mignon que ces jeunes chatons?

La lune de miel prit fin quelques jours plus tard. Ces petites merveilles furent déposées dans un horrible sac brun en jute, puis transportées par les enfants à l’arrière de la voiture vers une destination inconnue. Marie et moi, nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour tenter d’apaiser les minous qui ne cessaient de gémir, appelant leur mère. Malgré notre bonne volonté, nous n’y sommes pas parvenus.

Près d’un pont (mon père se suicidera plus tard en sautant d’un pont), la voiture ralentit en glissant légèrement sur l’accotement. Jacqueline se retourne puis m’or-donne sur un ton que je ne lui connaissais pas, de remettre les chats à l’intérieur du sac et de le refermer. Surpris par sa froideur, je m’exécute sans comprendre le but de la manœuvre. Dès que j’ai terminé, elle m’ordonne de prendre le sac et de le balancer avec sa précieuse cargaison en bas du pont. Dans ma tête, les fils se déconnectent, la lumière s’éteint pour les trente années qui suivirent. Le cours de ma vie venait de changer à tout jamais. À mon tour, je me transforme.

J’avais à peine neuf ans. Le crime grave que j’ai commis et pour lequel je n’ai jamais été condamné. Ce geste a profondément transformé ce que j’allais devenir. Et non pas pour le mieux.
Cette révélation a été tout un choc. Le voile avec lequel je percevais les décisions que j’avais prises durant ma carrière de mauvais garçon prit feu. Cette armure que j’avais construite se défaisait d’elle-même. Mon cœur d’enfant revoyait la lumière du jour avec une confiance renouvelée. Cet examen de conscience s’est avéré très fructueux pour mon épanouissement personnel. Je ne me sentais plus aussi coupable et responsable des choix et des gestes que j’avais commis au cours de ma vie.

J’avais pour la première fois une vision suffisamment juste de mon parcours et surtout de ma direction pour apporter les correctifs nécessaires à une transformation, à une évolution. Mes blessures noyées pendant autant d’années pouvaient maintenant sortir de l’eau pour marcher sur terre et se cicatriser.

C’est dommage qu’il m’ait fallu 25 ans d’incarcération pour comprendre cette partie de mon développement. Souhaitons que ma compréhension permette à d’autres d’éviter les mêmes erreurs. Mes plus plates excuses aux victimes.