De fait, on est frappé par l’inlassable quête formelle à travers la diversité baroque des possibles. Chaque poème a son unité d’écriture, mais on passe du verset ample à la prose, du vers libre très court au vers libre long, du romain à l’italique, de la justification à gauche à la justification au centre… Ce qui unifie le tout, c’est la rythmique particulière de Venaille, complexe certes, mais très reconnaissable parce que d’une seule énergie qui peut donner aussi bien une houle longue avec appuis lyriques habituels (les « ô » par exemple) qu’une recherche de l’impact, brisure, choc, démantèlement : brutalité cassante des rejets, coupes syllabiques ou découpe des mots jusqu’à la lettre… « ne me laissez pas debout, sous l’ampoule unique, dans ce couloir jaune / de long en large Ne / me laissez pas face à l’Eternel / qui pourrait rompre les digues et déverser sur / l / a / ville des millions de m3 d’eau-de-colère Je / suis prêt à vider la mer afin de ne pas voir cela & pour / apprendre comment le Très-Haut s’accommoderait d’ / une serpillère pour essorer / tout ce que nous avons en tête (je veux dire dans la pensée) d’ / inavouable » (p.23).
Livre de heurt plus que d’apaisement, mais de « joie » autant que de détresse. Epuisement. « J’ai grand lassitude à vivre. / Repos, amis, laissez-moi m’arrêter un instant. / Les eaux mêlées. Là. M’entourant. / Ce que les jours pèsent parfois ce qu’ils pèsent ! / Cela devient trivial, non ? » (p.149) Emouvant sursaut final d’humour, comme quand on touche le fond et que l’on refait surface en habit d’histrion dérisoire pour une parade que l’on sait dernière : « C’est tout un sac d’organes qui se vident et cessent de retenir les eaux. / Il faut que tout cela tienne la rampe pour les dernières représentations. / Ah ! Mourir sur la scène écarlate du monde. Saluer une fois encore et s’en aller. » (p.143)
Dans ce livre, la « mer de notre Nord » alterne avec la Venise de Visconti et Thomas Mann, mais ces deux espaces sont parcourus par les mêmes forces : l’eau, la culpabilité, la femme, la poésie, la religion, la violence… et principalement le passé et l’enfance. Mais là encore on retrouve une tension : à certains moments, c’est la conscience de la séparation qui l’emporte et fait naître une mélancolie équivoque : « Enfance, ô enfance. Tu ne m’appartiens plus. J’ai mes souvenirs, ricanants, déposés quelque part dans une consigne délabrée. // Je veille ainsi sur mon passé sinistré. » (p.136) A d’autres moments, le souvenir revient net, le temps s’annule, mais l’ambigüité (vert paradis, ou pas ?) demeure : « je vous regarde rouler à même le sable / enfants de mon enfance triste / quand sur vos bicyclettes d’un beau noir de / Flandres / vous montez à l’assaut des dunes / tandis / que / dans cette fin de journée passée à Me / souvenir, enfants, de vous / J’ / entends les cris les rires les disputes / Puis / larmes dans la gorge Je laisse / l’eau haute / en sa décrue / emporter avec Elle / ces sons d’autrefois qui / aujourd’hui encore / tant / me / font / souffrir » (p.50). Au bout, on ne sait trop quoi faire de ce passé qui encombre, leste le sac, alors que les forces manquent. Dès lors, il n’y a plus de mélancolie, regret, film passé à l’envers… il n’y a plus que l’envie de se débarrasser d’une part de soi qui étouffe bien plus qu’elle n’anime : « les ramassant en vrac, / je tentais / d’enfouir mes souvenirs, ces témoins / de souffrance(s) / dans ces sacs noirs / de deuil & pleurs / pour / à la mer haute, les jeter, qu’ils s’y noient » (p.35). On est sans doute ici à l’origine de cette « angoisse face au monde » (p.117), « ce monde (qui) est mauvais je le sais » (p.159). Cela n’empêche pas de rares moments d’apaisement, comme lors de cette promenade en barque sur la « Palude di Santa Caterina » (p.151). Mais le plus souvent cet accord avec le monde et avec soi reste en demi-teinte, comme irrémédiablement fêlé. Dans le très beau poème Duinkerke (p.117-126), on suit une sorte d’errance dans une zone portuaire noyée de pluie et de gris ; le poète navigue entre réel, souvenir, et questionnement sur la limite de soi, de vivre. Emouvante dérive jusqu’à conclure : « Il ne me reste que mes bottes pour jouer au conte pour enfants Mais je / suis celui-ci qui conserve pour lui le contenu réel de ses drames intimes. / Et la pluie redoublait. Je tremblais. J’avais peur de perdre également mon / équilibre. Mental. / Qu’il est long le chemin qui mène à la satiété des sentiments. Qu’il est long ! // Qu’il est long ! » (p.126)
Si écrire ce poème revient à faire partie de « l’arrière-garde de l’arrière-garde » (l’auteur reprend avec humour cette formule à Vittorio Bolaffio, p.86), la poésie a encore des forces vives en réserve : tout n’est pas joué ou perdu d’avance, malgré l’époque, dès lors que l’on continue de viser au plus juste la vérité d’un écrire-vivre.
[Antoine Emaz]
Franck Venaille – C’est à dire
Ed. Mercure de France – 172 pages – 15 €