Anonyme, Lévrier, sans date, Library of Congress
What Photography Is de James Elkins est un essai (en anglais) écrit à la première personne, littéraire et subjectif, se définissant comme ‘anti-académique’ car se voulant délibérément loin du discours sec et impersonnel des textes universitaires. Elkins veut y saisir ce qui compte vraiment pour lui dans la photographie, en se détachant des préoccupations académiques. L’auteur est certes Professeur d’Histoire de l’Art à l’Ecole de l’Institut d’Art de Chicago, et auteur ou éditeur d’une dizaine de livres; mais, dans cet essai, il a clairement souhaité parler ‘avec sa voix propre’ et retrouver un plaisir qu'il juge trop souvent absent des cursus universitaires : « Si vous êtes historien de la photographie ou critique intéressé par les photographes contemporains reconnus, n’attendez pas de ce livre qu’il vous aide, ni qu’il soit pertinent pour vous » ! Rien que pour cela, on a envie de le lire et de le partager (il faut lire aussi ses textes sur la peinture, comme celui-ci, étonnant).
Elkins se démarque d’emblée de la critique académique usuelle de la photographie : il ne sera question ici, dit-il, ni de l’approche ‘esthétique’ de la photographie, ni de son approche sociologique, ni de son étude comme représentation du monde. Alors, de quoi donc Elkins veut-il donc parler ? Avant tout, c’est le caractère inhumain, non émotionnel de la photographie qui l’intéresse : « La photographie n’est pas seulement à propos de la lumière, de la perte, du passage du temps. Elle est à propos de quelque chose de plus dur. […] Je recherche un certain manque d’émotion, une froideur que je ne trouve pas chez Barthes. » Il explore une zone méconnue de la photographie, de ce que, d’ordinaire, nous ne regardons pas, nous ne voulons pas voir, et ainsi, il révèle notre manière de regarder.
En somme, dit-il non sans ironie, mon livre est pervers et pathologique (‘à la logique malade’), il part de quelques photographies et prétend parler de la Photographie, il montre des photographies ne voulant ou ne pouvant donner qu'une représentation imparfaite du monde (l’inverse de leur fonction habituelle), il ne s’intéresse ni aux photos de famille, ni aux portraits (sujet le plus fréquent), il dédaigne les thèmes universitaires habituels (l’histoire, le genre…), il met de côté la photographie considérée comme un des beaux-arts. Mais est-il suffisant de dire ce que la photographie n’est pas ? Ce livre impertinent tient-il les promesses de son titre ambitieux ?
Tout d’abord, What Photography Is doit être lu en parallèle avec La Chambre Claire, livre iconique que Elkins admire et loue tout en s’en démarquant ; son essai rend hommage à l’écriture de Barthes, tentant de saisir son ton mélancolique, sa douleur nostalgique. Peut-on séparer la qualité de l’écriture de l’exposition théorique, s’interroge Elkins, peut-on lire La Chambre Claire seulement pour le simple plaisir de son écriture ? Les idées tiendraient-elles sans le style ? Il en déduit qu’on «ne peut pas répondre à La Chambre Claire par un essai académique, ni par une œuvre de fiction, mais seulement en écrivant un livre encore plus étrange.» Son but est donc de définir un rapport à la photographie différent de celui de Barthes, basé non sur l’émotion, la mémoire, la tristesse qu’elle engendre, mais sur l’étrangeté, l’analyse formelle, et la douleur qu’elle génère ; et il va donc patiemment déconstruire ce que la photographie est, et ce qu’elle donne.
André Kertész, Ernest, Paris, 1931
Il s’attaque d’abord à la photographie comme représentation du monde, prenant trois exemples d’une représentation inadéquate, déformée, incertaine : une fenêtre amérindienne en sélénite, fracturant la vision du dehors, la surface gelée d’un lac aux profondeurs sombres quasi invisibles, et un morceau de sel fossile dont la photographie indique, mais ne montre pas, la présence de bactéries encore vivantes. La surface de la photographie existe, dit-il, aussi bien sur l’écran que sur le papier, mais presque personne ne la regarde, on va la plupart du temps derrière elle, directement à la représentation - sauf quand celle-ci échoue, comme dans ces trois exemples qui ne montrent ‘rien’, sinon leur surface. Or on ne peut pas vraiment voir la photographie si on néglige sa surface : dans la
André Kertész, Ernest, Paris, 1931, détail
photographie d’Ernest par André Kertész reproduite dans le livre de Barthes, Elkins décèle l’empreinte accidentelle, quasi invisible, de la pointe d’un crayon en bas à droite : c’est pour lui la marque que cette photographie est bien un objet réel, alors que, pour Barthes, ce n’était qu’une évocation de la nostalgie, du temps, de la mort. Or, à ses yeux, les métaphores habituelles sur l’indicialité et la transparence ne tiennent pas suffisamment compte de cette matérialité de l’image.
Alors qu’il ne voit la plupart des photographies que comme des miroirs de ses propres pensées, de son propre monde, Elkins décide, pour réfléchir à ce qu’est la photographie, de prendre ses distances et de regarder ce que la photographie nous montre mais que nous ne voulons ou ne savons pas voir, ou préférerions ne pas voir : pour cela, il veut des images dures, difficiles, voire ennuyeuses ou déplaisantes, autre chose que le sublime, le punctum, la nostalgie, la mort.
Il choisit donc de se distancer des photos anonymes et trouvées, des photos de rue, et aussi des photos ‘œuvres d’art’ et de leur discours. Il se sépare aussi de ses propres photos de famille, ‘empoisonnées’, dit-il, car ce sont les images ainsi préservées qui restent fortes alors que le souvenir même des défunts s’estompe.
S’étant défait de toutes ces distractions qui l’éloignent de l’objet même de la photographie, ayant ôté l’être humain de la photographie, ne lui restent que les ‘entours’ auxquels, en général, nul ne s’intéresse. Elkins analyse ainsi sur plusieurs pages tous les détails d’une photo d’amateur (en haut) montrant un lévrier courant sur un chemin, regardant méticuleusement chaque détail, chaque indice, ce que nul ne fait jamais explicitement : il reconnaît que ça n’ajoute guère de sens et que c’est assez ennuyeux, mais ça démonte le mécanisme même de la photographie.
Pour regarder différemment, Elkins analyse dans un détail méticuleux (et en effet assez ennuyeux) des microphotographies d’amibes ou de poussière du World Trade Center. La microphotographie lui permet aussi de redonner une place à l’équipement photographique (grand absent des théories universitaires, qu’il juge incapables de combiner théorie et technique) en montrant, à la suite de Vilém Flusser, à quel point, nous disant quoi voir et comment voir, l’appareil conditionne le choix photographique.
Harold Edgerton, Explosion atomique, sans date
Les photographies au millionième de seconde par Harold Edgerton d’explosions atomiques américaines dans les années 50 nous donnent à voir quelque chose de surprenant que nous préférerions ne pas voir : des objets indescriptibles, effrayants, ne ressemblant à rien de connu (pas le fameux champignon), résistants à l’analyse sinon pour des spécialistes, et absolument fascinants. Pour Barthes, la fameuse photographie de la goutte de lait du même Edgerton n’était pas 'phénoménologiquement intéressante' car il ne pouvait aimer autre chose que « une apparence à ma mesure »; pour Elkins l’intérêt de ces images atomiques est justement qu’elles ne sont pas à la mesure de l’homme.
Anonyme, Mort par lingchi, Pékin, 10 avril 1905
Continuant son exploration des extrêmes photographiques, Elkins analyse ensuite des photographies qui sont, ‘comme le soleil’, extrêmement difficiles à regarder en face plus de quelques secondes, et que d’ordinaire on préfère occulter derrière un discours politique ou esthétique. Dans ces images (reproduites dans Les Larmes d’Eros de Georges Bataille), un condamné chinois est peu à peu démembré en public par un bourreau. Elkins consacre plusieurs pages – insoutenables – à les décrire dans le plus grand détail, les regardant posément, longuement, comme n’importe quelle image banale, en faisant une analyse formelle, neutre, sans sentiment, selon un protocole précis et systématique.
Ce regard compulsif et méthodique porté sur les amibes, les déplacements de cailloux, la patte du lévrier, les formes d’une explosion atomique, les blessures du Chinois, est aux antipodes du regard nostalgique, rêveur et doux-amer de Barthes.
Elkins ne veut pas limiter une photographie à ce qui y est pertinent pour le propos qu’on veut tenir, analyse sociale ou mémoire. Il choisit de la regarder vraiment, en n’occultant pas ce qu’il y a autour du sujet, du thème évident. Son livre est un catalogue de déplaisirs et de douleurs : l’irritation de ne pas comprendre ce qu’on voit, de ne pas savoir ce qui est montré, le déplaisir devant le manque d’intérêt de la matière photographique, l’insatisfaction de constater que les représentations photographiques ne sont pas représentatives de la Photographie.
Pour lui, la Photographie se définit dès lors comme une camera dolorosa plutôt qu’une camera lucida (titre anglais de La Chambre Claire) : non pas la tristesse sentimentale de la présence de la mort chez Barthes, mais la douleur brute, sans pathos, sans art, sans souvenir, sans nostalgie. C’est ce qui fait l’intérêt de ce livre, plus empathique et sentimental que 'savant', à lire, en quelque sorte, plus comme un récit de voyage que comme un traité de géographie, plus Nicolas Bouvier que Vidal de la Blache.