Un peu de retard, car cela m'arrive, mais c'est de nouveau l'heure du billet dans la Revue Médicale Suisse. Alors je le reprends, bien sûr avec un lien vers l'original comme d'habitude, en vous reproduisant l'article. Oui, il y a des sujets sur lesquels on doit pouvoir répéter sans se lasser:
"Jour après jour, se décline sur nos écrans la guerre civile syrienne. En toile de fond, des crimes contre des soignants, «coupables» d’avoir osé faire leur métier avec un courage hors normes ; des traitements inhumains et dégradants à l’encontre de malades, «coupables» d’avoir osé demander des soins. Et une donnée compliquée à intégrer : Bashar El-Assad est lui-même médecin.
Si cette dernière touche change peu le regard que l’on peut porter sur ses actes, sans doute change-t-elle quelque chose. C’est un surcroît dans l’atrocité. Mais c’est aussi une occasion – terrible – d’examiner des choses inconfortables.
Car le fait est qu’il y eut régulièrement des médecins aux côtés des tortionnaires... Rien que pour les Etats-Unis dans la dernière décennie, 60 000 pages recensent la participation médicale à la «guerre contre la terreur», y compris aux «interrogations coercitives». Comment en arrive-t-on là ? Peu à peu. A titre d’exemple, l’histoire des médecins qui participent à la peine capitale. Elle commence généralement par un appel aux bons sentiments. «Venez vérifier que rien ne dérape», dit-on «vous n’aurez rien d’autre à faire que surveiller». Puis une veine périphérique est introuvable, un gardien cherche une voie centrale… : effroi, passage de main, «ce sera plus facile la prochaine fois…». Brrr. Le glissement vers la torture serait semblable. La demande de vérifier l’inaptitude d’un détenu, la participation à l’élaboration d’un protocole «plus humain», le doigt dans l’engrenage. Vient s’ajouter l’exhortation à la loyauté, la compréhension de la menace.
Profondément inconfortable : les mécanismes à l’œuvre ici font partie de ce que nous devons combattre à tout prix, mais aussi de ce qui nous constitue. Nous jugeons volontiers notre comportement en regardant autour de nous. Plutôt mieux, plutôt pire ? Etre entouré par l’horreur c’est risquer de la commettre avec moins de scrupules. «Une fois que l’on autorise la torture de prisonniers pour une raison quelle qu’elle soit (…), le cancer se propage. A la fin il se propage aussi aux soignants, et les transforme en complices.» Il s’est trouvé jusqu’à des officiers de camps de concentration pour se considérer moralement bons après avoir corrigé leurs collègues sur… des choses dont je ne vous parlerai pas par égard pour votre journée. Toute bonne conscience qu’ils en retiraient était bien sûr profondément usurpée.
La Syrie actuelle est un chapitre de cette sombre histoire. Une histoire qui tarde à être rattrapée par la justice. Les médecins condamnés dans les 50 dernières années pour avoir participé à la torture ou à un génocide sont, au regard des événements concernés, peu nombreux. Il reste – comme dit le collègue qui les a recensés – du chemin à faire.
Mais c’est peut-être un élément positif dans ce sombre tableau La justice est ici en progrès. L’horreur peut être contagieuse, mais les obstacles que nous dressons contre elle aussi. Devant une victime, les témoins peinent à s’interposer. Mais qu’un seul le fasse, d’autres suivront. Nous nous comparons aux autres. Tenir des procès. Et puis dire non, clairement, autant que possible sans attendre d’aller trop loin. Voilà qui est crucial.
Chez nous, l’Académie suisse des sciences médicales vient de publier un rapport intitulé «Autorité de l’Etat et éthique médicale», et une annexe a ses directives sur la médecine auprès de personnes détenues. C’est un tout autre registre, mais il y est question de renvois, de nutrition forcée, et d’engrenages à éviter. Vous devriez le lire… "